Le Canada avant et après le coronavirus

Pour comprendre ce qui s’en vient, il faut comprendre d’où on vient. En janvier et février 2020, le comité de rédaction de La Riposte socialiste a rédigé le document de perspectives suivant. Ce document décrit les tendances générales au sein de la politique et de l’économie canadiennes, afin d’aider les révolutionnaires à orienter leurs activités. Nous y parlions notamment de l’imminence d’un krach économique, qui aurait des répercussions particulièrement fortes sur le Canada. Nous y affirmions que tout ce dont ce krach avait besoin était d’une étincelle, mais nous ne savions pas ce qu’elle serait cette étincelle ni quand elle se produirait exactement. Cette étincelle s’est avérée être la pandémie de COVID-19.


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Bien qu’une grande partie du document ait été dépassée en l’espace de quelques semaines, il constitue un aperçu très instructif de la situation juste avant la pandémie. Le marxiste britannique Ted Grant aimait à dire combien les virages brusques et les changements soudains modifient radicalement la conscience des masses. Dans cette introduction, nous allons tenter de mettre à jour les perspectives jusqu’à la situation actuelle dans les premières semaines de la crise.

Comme le reste de la classe capitaliste internationale, les capitalistes canadiens sont entrés dans la pandémie terriblement mal préparés et avec une direction complaisante. Des décennies d’austérité ont réduit la capacité du système de santé à résister à cet assaut. Déjà avant la pandémie, les hôpitaux rapportaient souvent avoir atteint une capacité de 105%, ce qui forçait à traiter les patients dans les couloirs. Les lignes directrices stipulent que les hôpitaux doivent fonctionner à moins de 80% de leur capacité, précisément pour pouvoir réagir à des situations comme celle à laquelle nous sommes confrontés.

Dans les années 1980, le Canada comptait plus de 6,5 lits d’hôpital pour 1000 personnes. Aujourd’hui, ce chiffre dépasse à peine 2,5 lits alors que le niveau recommandé par l’Organisation mondiale de la santé est fixé à plus de 5. Le Canada se situe donc en dessous de l’Italie, de la Grande-Bretagne et des États-Unis. Si la pandémie prend le même essor au Canada qu’en Italie, et si le gouvernement ne peut renverser cette statistique, des milliers et des milliers de personnes mourront sans traitement.

Il y a également une pénurie importante d’équipement de protection individuelle et de ventilateurs nécessaires pour soigner les malades. Cette situation met en péril le nombre limité de travailleurs de la santé. Des gouvernements de droite comme celui de Jason Kenney en Alberta et de Doug Ford en Ontario sont en train de mettre en œuvre une nouvelle série de coupes dans les soins de santé et la santé publique. Nous voyons ici comment le capitalisme fait passer les profits avant la vie des gens de la classe ouvrière.

À la mauvaise gestion chronique de la société s’ajoute la négligence criminelle des gouvernements face à l’épidémie. Les États occidentaux étaient terriblement mal préparés malgré des mois d’avertissements. Et dans les semaines où les taux d’infection ont commencé à augmenter, le seul souci était le maintien des profits et de l’économie. Il y a deux semaines, Doug Ford disait même aux gens de voyager et de profiter des vacances scolaires du mois de mars. Le gouvernement néo-démocrate de la Colombie-Britannique disait aux gens qu’il n’y avait pas de problème à aller skier à Whistler.

Faire passer les profits avant les gens

Si le capitalisme pouvait avoir une devise, ce serait « Faire passer les profits avant les gens ». Les banques, les entreprises et les profits sont sacro-saints, et les gens peuvent être sacrifiés sur leur autel. C’est ce qui ressort clairement du premier plan de sauvetage de Justin Trudeau qui a donné 10 milliards de dollars aux entreprises et seulement 5 millions de dollars aux travailleurs dans le cadre d’une réforme mineure de l’assurance-emploi. Dans ce scénario, les travailleurs valent 0,5% des entreprises. Cette misérable miette a exclu les 70% de travailleurs qui ne sont pas admissibles à l’assurance-emploi, plus les soi-disant travailleurs autonomes et ceux de « l’économie des petits boulots ».

Le retard dans l’introduction des mesures de soutien aux gens ordinaires est dû au fait que le gouvernement et les entreprises ne souhaitent pas donner un seul sou aux travailleurs, qui pourraient exiger le maintien de ces réformes une fois la crise passée. Ce n’est que la semaine suivante que de nouvelles mesures ont été annoncées, et des milliers d’autres personnes ont probablement été infectées parce qu’elles ont été contraintes de travailler pour des raisons économiques. Mais même ces mesures ont été insuffisantes et tardives. Pour ceux qui ne sont pas admissibles à l’assurance-emploi, l’aide maximale est de 2000 dollars par mois. Dans notre document, nous observons que le loyer médian d’un appartement d’une chambre à coucher actuellement sur le marché de Toronto est de 2300 dollars! Et pour ajouter l’insulte à l’injure, les gens ne recevront peut-être pas cet argent avant le mois de mai et beaucoup seront probablement disqualifiés en raison de restrictions bureaucratiques. Cela met des vies en danger, car les gens sont obligés de travailler alors qu’ils devraient s’isoler.

Pour souligner à nouveau les priorités de l’État, les mesures fiscales ont bénéficié d’un financement deux fois plus important que les salaires et les prestations. Les reports d’impôts et l’aide sociale aux entreprises profitent essentiellement aux riches et laissent les pauvres avec peu d’aide.

Il a également été question d’un plan de sauvetage du secteur pétrolier et gazier qui a vu les prix du pétrole chuter en dessous de 8 dollars le baril. Le secteur était déjà en crise avant la pandémie, comme nous le détaillons ci-dessous. Il est totalement criminel que ces milliardaires, qui dénoncent le socialisme et exigent que le libre marché prévale lorsque les travailleurs font face à la faillite, aient tous les mains tendues pour obtenir le soutien du gouvernement. Où est maintenant la main invisible du libre marché? Les méthodes fondées sur le marché se sont révélées précisément inutiles. C’est une leçon pour tous les travailleurs.

Il reste à voir combien de temps durera le ralentissement déclenché par la pandémie. Le 24 mars, il a été annoncé que près d’un million de travailleurs avaient demandé des prestations de chômage, ce qui représente une hausse de 5% du chômage. Ces chiffres sont deux fois pires que ceux du pire mois de la Grande Dépression. Les premières estimations prévoient que le Canada connaîtra un ralentissement de 11% au cours du deuxième trimestre de 2020. Au moment où nous écrivons ces lignes, un tiers de la valeur du TSX a été effacée, éradiquant huit années de croissance. Mais la véritable ampleur de la crise ne deviendra claire que plus tard.

Toutefois, comme le montre le document de Perspectives canadiennes, le coronavirus n’est pas la cause sous-jacente de la crise, qui était sur le point d’être déclenchée par un certain nombre de facteurs. Il s’agit d’une crise capitaliste classique de surproduction. La dette joue également un rôle exacerbé, qui ne fera qu’augmenter avec les sauvetages actuels. Cela nous donne un aperçu du monde après la pandémie.

Lénine a dit : « Il y a des décennies où rien ne se passe; et il y a des semaines où des décennies se passent. » Ces dernières semaines sont un tel tournant. Marx expliquait que les conditions sociales déterminent la conscience sociale. Au cours de ces semaines, la conscience a évolué non pas sur un rythme hebdomadaire, mais sur un rythme quotidien ou même horaire. Les gens réalisent que les patrons et l’État se soucient davantage des profits que des travailleurs. On demande aux ambulanciers de partager un seul masque lorsqu’ils prodiguent des soins. Sur un chantier de construction d’appartements, on demande aux travailleurs de se présenter au travail malgré l’absence des installations les plus élémentaires pour se laver les mains. Les propriétaires parasites exigent que leur loyer soit payé rapidement le premier du mois.

Les gens ont été rassurés lorsque les gouvernements de l’Ontario et du Québec ont annoncé la fermeture de tous les lieux de travail « non essentiels », mais cet espoir a été anéanti lorsqu’il a été révélé que l’écrasante majorité de l’économie était jugée « essentielle »! Encore un autre exemple du fait que le profit passe avant les gens. Cela a conduit à des débrayages spontanés de la part des travailleurs et à des appels à la grève des loyers. Les gens n’oublieront pas les actions des bourgeois dans les années à venir, et des millions d’entre eux se radicalisent.

Trahison réformiste

Mais la bureaucratie syndicale n’a pas contribué à cette radicalisation. Le Congrès du travail du Canada a publié une déclaration scandaleuse sans autre contenu que de dire qu’il travaillait main dans la main avec la Chambre de commerce et le gouvernement. Le NPD fédéral n’a pas fait beaucoup mieux, écrivant une lettre de félicitations à Trudeau pour son plan de sauvetage, avec comme seule petite suggestion celle d’accorder une aide supplémentaire aux petites entreprises! Le gouvernement néo-démocrate de la Colombie-Britannique a été l’un des plus lents à réagir et n’a même pas pu émettre la même interdiction des évictions que celle proposée par Doug Ford. Ces trahisons des réformistes resteront dans la mémoire des travailleurs dans les années à venir.

Selon la profondeur de la crise, il pourrait y avoir une évolution vers un gouvernement d’unité nationale composé des libéraux, des conservateurs et peut-être même du NPD. Malgré son langage vitriolique lors du récent soulèvement de Wet’suwet’en (qui est expliqué en détail dans les Perspectives canadiennes), Andrew Scheer a déclaré qu’il devra modérer son opposition. Le NPD pourrait être amené à couvrir le flanc gauche du gouvernement. Par ailleurs, étant donné l’incapacité de la direction du NPD à présenter une quelconque opposition, il pourrait même ne pas être nécessaire de les faire entrer au gouvernement. Pour contrecarrer la colère croissante des travailleurs, il y aura un message d’unité nationale. Nous sommes tous supposément « dans le même bateau » et nous serons appelés à nous envelopper de la feuille d’érable.

Au Québec, le mouvement vers « l’unité nationale » derrière le premier ministre Legault est défendu par Québec solidaire, qui a récemment déclaré que le gouvernement réactionnaire de la CAQ est le chef d’orchestre et que QS agirait comme premier violon! Les syndicats du secteur public ont également offert leur pleine collaboration au gouvernement. Après avoir accepté de suspendre les négociations en cours dans le secteur public, ils semblent maintenant prêts à signer une entente de trois ans qui n’offre aucun gain aux travailleurs, tout cela au nom de l’unité dans la lutte contre le virus.

Nous verrons quel camp l’emporte dans la bataille entre l’unité nationale et ceux qui reconnaissent que nous ne sommes pas « tous dans le même bateau », à mesure que les patrons montreront qu’ils privilégient les profits plutôt que les gens. Il y aura des explosions spontanées de débrayages et de grèves des loyers. Nous devrions promouvoir de telles actions chaque fois que cela est possible. Mais que ces actions se généralisent ou non pendant la période de confinement, les graines de mouvements d’opposition de masse seront plantées.

Il est impératif d’arrêter tout travail non essentiel. Les retards et les dérogations imprudentes à cette règle montrent qu’on ne peut pas faire confiance aux capitalistes. Le contrôle ouvrier et la gestion par les travailleurs sont nécessaires afin qu’ils prennent eux-mêmes les décisions concernant sur ce qui est réellement essentiel. Comme d’habitude, les politiciens et les médias ont concentré leurs critiques sur les individus malavisés qui ne s’isolent pas, mais ignorent totalement les entreprises et l’État qui exigent que les gens travaillent inutilement. Tout est réduit à de mauvaises décisions personnelles, alors même que le gouvernement donne des directives confuses. Ceux qui dirigent réellement la société s’en tirent à bon compte.

Au lieu de mesures partielles et de retards bureaucratiques, il faut garantir une rémunération complète à tous les travailleurs. Ceux qui travaillent dans les services essentiels, comme les employés des épiceries, devraient recevoir un double salaire comme prime de risque. Les patrons qui disent ne pas en avoir les moyens devraient être obligés d’ouvrir leurs livres. Les supermarchés réalisent actuellement des bénéfices énormes. S’ils sont réellement incapables de payer, ils devraient être expropriés pour assurer la prestation des services essentiels. De même, toutes les usines capables de produire des ventilateurs, de l’équipement de protection individuelle et d’autres équipements médicaux doivent être immédiatement reprises par les travailleurs et la production doit être augmentée au maximum. L’obstacle à ces mesures est essentiellement la recherche du profit et les brevets, qui doivent être déchirés pour sauver des vies. Tout doit être réorganisé comme si nous étions en guerre.

Les gouvernements libéraux, conservateurs et néo-démocrates concentrent la plupart de leurs ressources sur le sauvetage des entreprises et sur des mesures fiscales qui partent en fumée à mesure que les marchés poursuivent leur chute libre. Quant à nous, nous disons : « Pas de sauvetage pour les entreprises! Qu’on les nationalise! » Cette crise connaîtra deux phases. Pour l’instant, nous sommes dans la première, celle du confinement, où l’État tente de contenir l’épidémie. Pendant cette phase, des milliards de dettes s’accumuleront et beaucoup de gens vont tomber malades et mourir. La durée de cette phase dépend de la réussite des efforts pour contenir le virus, qui sont toujours et partout entravés par la recherche du profit. Les seules méthodes qui seront réellement efficaces sont celles qui violent les droits sacrés de la propriété privée et du libre marché.

Qui va payer?

En pleine période de confinement, il peut sembler que la crise ne se terminera jamais. Mais tôt ou tard, la situation reviendra à la normale. L’humanité survivra même si des millions de personnes meurent à cause de la négligence des capitalistes. Mais ce n’est pas la même humanité qui survivra. À ce moment-là, la question se posera : « Qui va payer? » Des milliards auront été ajoutés au livre des dettes et quelqu’un devra rembourser tout cet argent. La question de savoir qui paie a souvent été le principal moteur des révolutions passées.

Certains économistes bourgeois parlent d’un redressement rapide après trois à six mois de contraction. Il s’agit d’un vœu pieux qui n’a aucun fondement dans la réalité. Dans les Perspectives canadiennes, nous décrivons les faiblesses structurelles de l’économie canadienne. La bulle immobilière va éclater et mettre au chômage des centaines de milliers d’ouvriers du bâtiment. Il n’y a aucun espoir pour le secteur pétrolier et les prix du pétrole devraient rester bas dans un avenir prévisible. Et l’industrie manufacturière sera probablement frappée par des tendances protectionnistes croissantes sur la scène internationale. Toutes les frontières sont actuellement fermées et, avec Trump à la Maison-Blanche, elles ne vont pas être ouvertes de sitôt. Même la circulation des marchandises dans l’Union européenne s’effondre, comme lorsque l’Allemagne a refusé de vendre des masques de protection à l’Italie.

Le Canada est particulièrement vulnérable à une montée du protectionnisme. Les exportations représentent 32% du PIB canadien, contre seulement 12% aux États-Unis. Il ne faut pas oublier que le krach de 1929 a duré de 1929 à 1933, mais que la Grande Dépression a duré une décennie en raison des barrières commerciales et des dévaluations compétitives. Le protectionnisme semble être une perspective probable dans la période à venir.

La dette sera un boulet au pied d’une économie qui tente de se redresser. En période de prospérité, le capitalisme peut utiliser le crédit pour consacrer des ressources à une nouvelle sphère de production avec un taux de profit plus élevé. Cette dette doit ensuite être remboursée à mesure que le secteur arrive à maturité. Mais aujourd’hui, tous les secteurs de la société (l’État, les entreprises et les ménages) croulent sous les dettes, précisément au mauvais moment du cycle. Au lieu de consacrer des ressources à développer la production, tout excédent servira à rembourser les emprunts passés.

L’expérience d’Haïti, le pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental, est instructive en ce qui concerne l’effet pernicieux de l’endettement. La révolte haïtienne de 1791-1804, menée par les « Jacobins noirs », a été la première révolution d’esclaves réussie. Mais l’impérialisme français a rapidement attaqué le pays, et l’a littéralement forcé à racheter la liberté des anciens esclaves. Haïti s’est retrouvé endetté à hauteur de la valeur de tous les esclaves libérés. Il lui a fallu près de 150 ans pour rembourser le solde de cette dette, plus les intérêts. Au lieu d’avoir consacré ses ressources au développement du pays, tout son argent a été envoyé à des banquiers étrangers. C’est pourquoi Haïti est dans une situation de crise constante.

La question de savoir qui va payer sera explosive. Les gouvernements tenteront de faire porter le fardeau à la classe ouvrière et de supprimer toutes les mesures d’urgence mises en œuvre pendant la crise, puis continueront à reprendre toutes les réformes acquises dans l’après-guerre. Mais ayant vu les actions égoïstes des bourgeois, les travailleurs ne se soumettront pas tranquillement. Le spectre de la maladie et de la mort change les mentalités, et les gens seront beaucoup plus disposés à se battre que par le passé.

Nous exigeons le plein salaire pour les travailleurs, mais pas de renflouement pour les entreprises. Mais comme en 2009, il est probable que tous les renflouements et les reports d’impôts finissent par être comptabilisés comme un cadeau aux capitalistes aux frais de l’État. Ces cadeaux seront payés par l’austérité, la fiscalité régressive ou l’impression de monnaie. Les réformistes, qui sont allergiques à la lutte contre les patrons, préféreront probablement imprimer de l’argent plutôt que de recourir à d’autres solutions désagréables. Mais qu’ils le fassent par la méthode actuelle « d’assouplissement quantitatif » pour les banques, ou par un« assouplissement quantitatif pour le peuple », comme le proposent certains gauchistes, ce n’est pas une solution. Cela a simplement pour effet d’éroder le niveau de vie des travailleurs par l’inflation.

Il n’y a qu’une bonne réponse à la question de qui doit payer : les patrons. Ils se sont montrés totalement incapables de diriger la société et ont amené l’humanité au bord du gouffre. Nous détaillons ci-dessous comment ils ont amassé plus d’un millier de milliards de dollars d’argent mort non investi et qui dort dans des comptes bancaires. Ces fonds, qui sont le produit du travail non rémunéré de la classe ouvrière, devraient être immédiatement saisis pour vaincre le virus. La société ne pourra sortir de l’impasse actuelle que si nous exproprions la classe capitaliste et consacrons les ressources productives à répondre aux besoins et non à satisfaire la cupidité des capitalistes.

Des batailles de grande envergure sont en préparation : une lutte pour notre survie pendant le confinement, et une lutte pour notre avenir après. Rosa Luxemburg expliquait que l’humanité avait le choix entre le socialisme et la barbarie. Cela n’a jamais été aussi évident. Il est nécessaire de serrer les rangs des forces révolutionnaires en ces temps difficiles et de résister aux forces qui voudraient atomiser la classe ouvrière. La Tendance marxiste internationale a construit une base importante parmi les travailleurs et les jeunes du Canada, et a besoin de soutien maintenant plus que jamais. Si nous pouvons unir les combattants les plus conscients et les plus dévoués de la classe ouvrière maintenant, alors les travailleurs et les opprimés trouveront une puissante force prête à les aider dans les luttes qui éclateront suite à la pandémie. Nous espérons que vous trouverez notre analyse instructive et utile dans la lutte. Si vous êtes d’accord avec nos perspectives, veuillez vous abonner, vous inscrire à l’une de nos discussions en ligne et nous rejoindre dans la lutte contre la barbarie capitaliste.

24 mars 2020

Perspectives canadiennes 2020

Le monde est en feu. En raison de l’échec des politiques environnementales locales et mondiales, le Brésil et l’Australie ont tous deux été confrontés à des incendies dévastateurs. Mais le feu ne fait pas seulement rage au sens littéral. Le feu des luttes de masse s’est répandu dans un pays après l’autre. Le Chili, l’Équateur, Haïti, la Colombie, le Liban, l’Iran, l’Irak, Hong Kong, le Soudan et l’Algérie ont tous été confrontés à une forme ou une autre de soulèvement révolutionnaire, tandis que l’Inde et la France ont été embrasées par une grève générale. De nombreux autres pays en pleine lutte de masse ou sur le point de l’être pourraient être ajoutés à cette liste. Telle est la réalité du capitalisme aujourd’hui à l’échelle mondiale.

Si ce phénomène s’était produit dans un ou deux pays seulement, il pourrait être attribué aux conditions locales. Mais l’étendue de ces mouvements de masse nous montre qu’il y a une crise généralisée du système capitaliste. À l’échelle mondiale, la classe capitaliste ne sait pas vers quoi se tourner. Où qu’elle se tourne, elle est confrontée aux masses, à la crise environnementale, ou à la menace d’un nouveau krach économique, de guerres commerciales protectionnistes ou d’une nouvelle guerre au Moyen-Orient.

Au milieu de cette époque de révolution et de contre-révolution, le Canada semble être un îlot de stabilité. Alors que de nombreux pays empruntent la voie de la polarisation entre la droite populiste et des mouvements de masse à gauche, le libéralisme règne toujours au Canada. Le présent document a pour tâche d’expliquer pourquoi il en est ainsi et comment les choses vont changer, afin d’orienter les luttes des révolutionnaires qui combattent la classe dirigeante canadienne et son État.

La Riposte socialiste, la section canadienne de la Tendance marxiste internationale, a suivi avec ses analyses l’évolution du capitalisme canadien. Les racines de la crise mondiale se trouvent dans la récession de 2008-2009, la plus importante crise depuis 1929. Après ce choc extrême, la majorité des pays ont pris le chemin de l’austérité et des attaques sur le niveau de vie de la classe ouvrière. Cela explique la montée de la polarisation et de la lutte des classes à l’échelle mondiale.

Mais au Canada, l’effondrement n’a pas été aussi profond et la reprise a été plus rapide. Le capitalisme canadien (pour des raisons purement accidentelles) n’a pas été aussi vulnérable aux prêts hypothécaires à risque et à la bulle immobilière en 2008. L’économie canadienne a également été stimulée par la montée de la Chine, qui a acheté le pétrole et les minéraux canadiens et fait grimper le prix des matières premières. Par conséquent, si la dernière décennie ne peut en aucun cas être qualifiée d’âge d’or, le Canada n’a pas fait face au même degré d’austérité et d’attaques que d’autres pays.

Marx expliquait que les conditions sociales déterminent la conscience sociale. Lénine, quant à lui, expliquait que la politique est une expression concentrée de l’économie. Parfois, même les libéraux le comprennent, comme lorsque Bill Clinton a remporté les élections avec le slogan « It’s the economy, stupid! » (« C’est l’économie, imbécile! ») Mais cela ne signifie pas que les marxistes souscrivent au déterminisme économique.

Il existe une relation complexe et dialectique entre la conscience des masses et l’économie. Une récession ne signifie pas immédiatement la guerre des classes, et un boom ne signifie pas la paix des classes. Par exemple, suite au marasme de 2008-2009, les statistiques sur les grèves ont atteint des niveaux historiquement bas. Il y a eu une petite vague d’occupations héroïques en réponse à des fermetures d’usines, mais celles-ci ont été l’exception et non la règle. Cette absence de lutte au lendemain de la dernière récession était due au fait que la bureaucratie syndicale a demandé aux travailleurs de garder la tête baissée, d’accepter les réductions de salaire et le partage des emplois, les régimes de retraites à deux vitesses et autres reculs. De plus, la conscience humaine est généralement conservatrice, s’accrochant au passé et aux habitudes. On a dit aux travailleurs de se rappeler des réformes du passé et d’attendre que les choses « reviennent à la normale ». Au Canada, cela a eu pour effet de décourager la lutte pendant un certain temps.

Cependant, si la conscience est généralement conservatrice, après une période de résistance au changement, la conscience peut rattraper la réalité matérielle en un clin d’œil. La bureaucratie syndicale demande aux travailleurs d’attendre le retour à la « normale » des années 50 et 60. Ces appels perdent de leur efficacité avec le temps et la patience s’épuise à mesure que les choses empirent. Si l’on considère objectivement le siècle écoulé depuis la Première Guerre mondiale, on ne peut qu’en conclure que les réformes des années 50 et 60 n’étaient pas la norme, mais qu’elles étaient en fait une aberration dans une période générale de déclin, de crise, d’attaques et de lutte.

Personne de moins de 35 ans n’a vraiment connu de moment où le système capitaliste offrait des progrès. Les gens de moins de 25 ans ne connaissent que la crise et la stagnation depuis le début de leur vie d’adulte. Quiconque parle des vertus d’une « économie de marché dynamique » apparaît de plus en plus comme un utopique totalement coupé de la réalité. La classe ouvrière n’a rien tiré du soi-disant boom de la dernière décennie, tandis qu’une petite minorité a accaparé toutes les richesses. Ces faits suscitent une ardente colère chez les jeunes générations, qui ont l’impression qu’on leur a volé leur avenir. Cette colère commence à s’étendre à la classe ouvrière. Et tout cela survient avant même l’arrivée de l’inévitable nouvelle crise économique. Celle-ci aura d’immenses répercussions sur les consciences.

Récession mondiale à l’horizon

Les contradictions au sein de l’économie mondiale et canadienne s’accumulent. En 2008, l’étincelle qui a déclenché la crise a été la bulle des prêts hypothécaires à risque. À travers l’histoire, des récessions ont été déclenchées par toutes sortes de facteurs. Par exemple, en 2000 ce fut la bulle Internet, en 1973 la crise pétrolière, et on peut même remonter à la bulle de la Compagnie de la mer du Sud en 1720 et à celle des Tulipes en 1637. Ces jours-ci, les matériaux combustibles et les sources d’inflammation possibles ne manquent pas, pour reprendre la métaphore incendiaire.

 

Dans notre document de perspectives canadiennes de 2018, nous avons analysé la possibilité de l’effondrement de l’ALENA. Si cette source supplémentaire d’instabilité a été écartée dans une large mesure, il en reste encore beaucoup d’autres. La rhétorique protectionniste de Trump s’est tournée vers la Chine, ce qui présente une menace réelle de guerre commerciale. Cela pourrait être le déclencheur d’une nouvelle récession mondiale. Un Brexit dur pourrait également jouer un rôle similaire, ou l’effondrement du système bancaire chancelant d’un pays comme l’Italie. Une guerre au Moyen-Orient qui mettrait fin aux expéditions de pétrole par le détroit d’Ormuz aurait des effets dévastateurs. Cependant, peu importe ce qui précipitera initialement un ralentissement, en dernière analyse, la cause sous-jacente est la crise capitaliste classique de surproduction.

Vers la fin de 2019, une série d’indicateurs montrait qu’une récession mondiale était très probable dans un avenir proche. L’un de ces indicateurs, observé dans de nombreux pays, était une « inversion de la courbe des taux de rendement des obligations ». Sans trop entrer dans les détails techniques, cet indicateur montrait que les investisseurs pensaient que les investissements à court terme étaient beaucoup plus risqués qu’à long terme, soit le contraire de ce à quoi on peut normalement s’attendre. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, cet indicateur est un indice assez fiable d’une récession dans un délai de deux ans.

Cependant, personne ne peut prédire exactement quand une récession se produira. L’économie capitaliste est un système chaotique et non linéaire. Il est cependant possible de faire des prévisions économiques générales. Ce que nous savons, c’est que la période de croissance actuelle est la plus longue de l’histoire du capitalisme. Le capitalisme n’a pas éradiqué la crise de surproduction ni le cycle d’expansion et de contraction qui l’accompagne de sa naissance jusqu’à sa mort. La question n’est pas de savoir si la récession viendra, mais quelle incidence elle aura sur la société et la conscience de toutes les classes quand elle surviendra inévitablement.

Comment le capitalisme canadien sera-t-il atteint par la nouvelle récession mondiale? Le Canada se retrouvera-t-il dans une situation aussi favorable qu’en 2008? Nous pensons que les conditions qui ont permis au Canada d’échapper au pire lors de la dernière récession le rendront plus vulnérable lors de la prochaine.

La dette des ménages canadiens a explosé pour atteindre plus de 175% de leur revenu annuel, un taux parmi les plus élevés au monde. Cela s’est produit grâce au crédit bon marché offert au cours de la dernière décennie. Pour replacer les choses dans leur contexte, le chiffre pour les États-Unis juste avant la crise des « subprimes » était de 125%. Ce chiffre était généralement considéré comme insoutenable et l’endettement des consommateurs américains a eu tendance à diminuer depuis lors. Le taux d’endettement des familles canadiennes est à son plus haut sommet depuis que ces données sont recensées. Pour chaque tranche de 1000 dollars gagnés, 150 en sont versés en intérêts et le niveau d’endettement augmente plus rapidement que les revenus. Une hausse des taux d’intérêt ou une montée soudaine du chômage rendraient ces paiements intenables et conduiraient à de nombreuses faillites.

La bulle immobilière canadienne est liée à l’endettement des ménages. Si le Canada a évité une crise des prêts hypothécaires à risque comme aux États-Unis, cela signifie simplement que la bulle immobilière a continué à se gonfler pendant les années qui ont suivi. Selon l’indice UBS Global Real Estate Bubble Index, Toronto et Vancouver se classent aux deuxième et sixième rangs des pires marchés immobiliers du monde. La spéculation immobilière a eu des effets d’entraînement et a conduit à des loyers insoutenables dans de nombreuses grandes villes. La construction effrénée de condos dans les grands centres urbains a bien stimulé l’emploi, mais ce stimulant se transformera en son contraire dès que la bulle éclatera et que les grutiers n’auront plus rien à construire.

Au Canada, la dette immobilière est assurée par la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL), une société d’État. En cas de vague de faillites, cette dette sera transférée aux grandes banques qui, à leur tour, la transféreront au gouvernement fédéral par l’intermédiaire de la SCHL. Le gouvernement fédéral a enregistré des déficits budgétaires ces dernières années, mais le ratio dette/PIB n’a cessé de diminuer en raison de la croissance. Toutefois, en cas de récession, le gouvernement fédéral héritera de toute cette dette au moment même où le PIB s’effondrera. Dans une telle situation, l’économie devient très politique. Les libéraux minoritaires auront à choisir qui ils décident de renflouer alors que les revenus diminuent. Sauveront-ils les familles de la classe ouvrière en situation d’insolvabilité ou donneront-ils une bouée de sauvetage à leurs amis de Bay Street qui dirigent les grandes banques? La réponse à cette question est explosive.

Dans les provinces des Prairies, une crise particulière frappe le secteur du pétrole et du gaz. Les prix élevés du pétrole et les exportations vers la Chine ont été les principaux facteurs qui ont permis à l’économie canadienne de traverser la tempête de la récession mondiale de 2008-2009. Mais ce conte de fées de la réussite canadienne s’est transformé en histoire d’horreur lorsque les prix du pétrole ont chuté en 2014 sous la pression de l’augmentation de la production de gaz de schiste aux États-Unis. Le Western Canada Select (WCS) produit en Alberta est plus difficile à transformer que le pétrole de référence West Texas Intermediate (WTI), et se vend habituellement 15 dollars de moins le baril. Cela ne posait pas de problème lorsque le WTI atteignait un sommet de plus de 100 dollars américains, mais lorsqu’il s’est effondré à 30 dollars en janvier 2016, le WCS de l’Alberta ne se vendait plus qu’à 16 dollars, soit sous le prix coûtant. Les prix du Texas ont depuis lors remonté dans la fourchette de 50 à 60 dollars, mais l’incapacité de l’Alberta à construire des oléoducs et à acheminer son pétrole vers le marché a maintenu le WCS à un niveau bas. À un certain moment, en décembre 2018, le pétrole de l’Alberta se vendait à moins de 6 dollars le baril! Une nouvelle récession mondiale va certainement faire baisser la demande de pétrole et exacerber la crise dans le secteur pétrolier.

Le dernier pilier de l’économie canadienne est le secteur manufacturier. Les jeunes Canadiens des grandes villes seront peut-être surpris d’apprendre que, jusqu’à récemment, le Canada était un important centre manufacturier. Dans les années 1950, plus de 30% du PIB canadien provenait du secteur manufacturier, qui fournissait aussi une quantité d’emplois correspondante. Cela a constitué la base du contrat social d’après-guerre. Des grèves combatives dans les années 30, 40 et 50 ont forcé les patrons à reconnaître les syndicats et à instituer le paiement automatique des cotisations syndicales, aussi connu sous le nom de formule Rand. Les travailleurs ont obtenu des gains matériels en matière de salaires, d’avantages sociaux et de retraites. Le militantisme syndical dans le secteur stratégique de l’industrie manufacturière a servi de point de référence à l’ensemble de la classe ouvrière. Les gains réalisés par les secteurs les mieux organisés ont été généralisés et ont conduit à de réelles améliorations pour la classe ouvrière dans la période d’après-guerre.

Depuis les années 70, le secteur manufacturier canadien a connu un déclin constant. Si le Canada autrefois été le quatrième plus grand constructeur automobile de la planète, il est maintenant le douzième, avec de plus en plus de fermetures d’usines. Les accords de libre-échange comme l’ALENA ont accéléré cette chute, les usines se déplaçant vers des pays où les salaires sont bas et les travailleurs non syndiqués. L’emploi dans ce secteur est passé d’environ 20% de la main-d’œuvre dans les années 70 à 9% aujourd’hui. En tant qu’industrie à prédominance masculine, le déclin du secteur manufacturier a eu un impact ciblé. Dans des villes comme Windsor, qui ont été dévastées par les fermetures d’usines, les salaires moyens des travailleurs masculins ont chuté de 14% entre 2000 et 2015.

Trotsky expliquait qu’un déséquilibre entre les relations économiques et les relations sociales est souvent le moteur de la confrontation révolutionnaire. Par exemple, une partie de la classe ouvrière britannique avait obtenu certains privilèges au cours du 19e siècle, car elle avait pu obtenir des concessions d’une classe dirigeante rendue riche par son empire. Cependant, avec le déclin de l’Empire britannique au 20e siècle, ces concessions n’étaient plus soutenables. Bien qu’il ait été officiellement parmi les vainqueurs, l’impérialisme britannique a été énormément affaibli par la Première Guerre mondiale. Il a commencé à faire payer la facture à la classe ouvrière, plus particulièrement à sa section la mieux organisée dans les mines de charbon.

Trotsky parlait de deux équilibres dans la société capitaliste, l’équilibre social et l’équilibre économique. Sur le plan économique, le capitalisme britannique n’avait pas d’autre choix, pour continuer à régner, que de s’attaquer aux conditions de travail des mineurs, avant de s’attaquer à l’ensemble des travailleurs. Mais socialement, le démantèlement des relations de classe qui s’étaient établies au cours de la période précédente n’allait pas se faire sans combat. Les travailleurs n’allaient pas accepter les conséquences de la crise du capitalisme britannique qu’ils n’avaient pas contribué à créer. Les efforts de la bourgeoisie pour rétablir l’équilibre économique perturbaient l’équilibre social, et toute tentative de maintenir l’équilibre social déstabilisait l’économie capitaliste. Une telle contradiction insoluble a été le moteur de la grève générale de 1926, un mouvement aux sous-entendus révolutionnaires.

De même, la crise de l’industrie manufacturière canadienne a pour effet de déstabiliser le contrat social mis en place dans la période d’après-guerre. Alors qu’autrefois, les progrès du secteur manufacturier avaient posé les fondements économiques d’une généralisation des gains à l’ensemble de la classe ouvrière, le secteur est maintenant devenu, de façon dialectique, un facteur de la détérioration générale des conditions de vie, en particulier dans les régions manufacturières traditionnelles du sud de l’Ontario et du Québec. Une récession dans le contexte actuel de déclin général fournira probablement le prétexte à une nouvelle vague de fermetures d’usines et à un fort recul du secteur. Nous reviendrons sur ce thème plus loin dans ce document lorsque nous expliquerons comment la classe ouvrière peut lutter contre les fermetures d’usines dans des villes comme Oshawa. Cette contradiction croissante entre les conditions économiques et sociales conduira tôt ou tard à une explosion sociale, comme nous l’avons vu avec la grève générale britannique de 1926. Une vague de fermetures d’usines au Canada en réponse à une récession mondiale pourrait entraîner un mouvement explosif d’occupations et mettre à l’ordre du jour la revendication de la nationalisation.

La bourgeoisie parasitaire

Les idéologues capitalistes racontent la fable des bons et bienveillants « capitaines d’industrie » qui naviguent sur les eaux troubles de l’économie pour le bien de tous. Chaque année, ce délire devient de plus en plus divorcé de la réalité, et ce sont les jeunes qui sont les premiers à le voir. L’économie capitaliste ne travaille pas pour le bien commun; au contraire, un petit groupe de riches parasites accapare toutes les richesses. Même selon ses propres critères, le capitalisme est un système qui a échoué. Les capitalistes ne sont pas capables d’améliorer la productivité, et la croissance de la production n’a pas été bien meilleure que la croissance démographique, même en pleine période de soi-disant boom. De plus, les patrons refusent d’investir et s’assoient sur des montagnes de liquidités qui ne sont pas utilisées pour la production. Selon les mots du Manifeste du Parti communiste : « Il est donc manifeste que la bourgeoisie est incapable de remplir plus longtemps son rôle de classe dirigeante et d’imposer à la société, comme loi régulatrice, les conditions d’existence de sa classe. […] La société ne peut plus vivre sous sa domination, ce qui revient à dire que l’existence de la bourgeoisie n’est plus compatible avec celle de la société. »

Le Financial Times a publié des chiffres détaillant la croissance de la productivité dans un certain nombre de grands pays capitalistes. Dans les années 50 et 60, la production par heure de travail au Canada a augmenté à un taux annuel d’environ 4%. Ce taux a ralenti à moins de 2% dans les années 70, 80 et 90. Mais depuis le tournant du millénaire, la productivité a augmenté de moins d’un pour cent par an. L’Internet, les téléphones mobiles, les iPads, etc., n’ont eu pratiquement aucun impact sur le potentiel productif au cours des 20 dernières années. Les forces productives stagnent et déclinent sous le règne des grandes entreprises.

Malgré que les capitalistes sont incapables de développer les forces productives, ou peut-être à cause de cela, ils ont massivement augmenté leur richesse aux dépens du reste de la population. La richesse des 45 plus riches milliardaires du Canada est aujourd’hui supérieure au PIB combiné de la moitié des provinces et territoires du pays. Leur fortune s’élève à 153,1 milliards de dollars, soit une augmentation de 3% par rapport à l’année précédente. Une taxe dérisoire de 1% sur ceux qui possèdent plus de 20 millions de dollars, comme l’a proposé le NPD lors des élections fédérales, permettrait d’amasser 6 milliards de dollars chaque année pour financer l’éducation, les garderies et l’assurance-médicaments. À 10h09 le 2 janvier, les 100 plus riches PDG du Canada avaient déjà « gagné » le salaire annuel moyen d’un travailleur canadien. Cela représente 227 fois le salaire moyen, contre 197 fois l’an dernier. Et qu’ont fait ces PDG pour acquérir une telle fortune? Ils ont licencié des travailleurs, fermé des usines productives et englouti les subventions et les réductions d’impôts du gouvernement, tout en n’investissant pas dans la production.

L’exemple le plus obscène de l’avarice face à la pauvreté est la montagne d’argent mort des entreprises canadiennes. En 2015, l’ancien gouverneur de la Banque du Canada, Mark Carney, a provoqué un petit scandale lorsqu’il a réprimandé ses collègues ploutocrates pour leur réticence à investir leur argent, alors que près de 700 milliards de dollars dorment, improductifs, dans les coffres des banques. Ses amis du club de golf lui ont répondu qu’il n’y a nulle part où investir qui donnerait un quelconque rendement, et que le potentiel productif de la machinerie existante est loin d’être pleinement utilisé – alors pourquoi investir pour augmenter ce potentiel? Cela met en lumière la contradiction fondamentale du capitalisme : la bourgeoisie n’investit pas pour faire avancer la société, elle investit pour faire de l’argent. Et s’il n’y a pas d’argent à gagner, alors pourquoi investir?

Carney a discrètement laissé tomber cette question avant d’accepter un emploi encore plus confortable à la Banque d’Angleterre. Les inutiles journalistes des grands médias n’ont pas non plus donné suite à la question. C’était une conversation extrêmement gênante pour la bourgeoisie à avoir en public, un peu comme quand les aristocrates de l’époque victorienne se chuchotaient : « On ne parle pas de telles choses devant les domestiques! » Cependant, il suffit de consulter les chiffres de Statistique Canada pour constater que le problème n’a pas disparu. En fait, chaque année, les entreprises canadiennes accumulent 65 milliards de dollars supplémentaires dont elles ne savent que faire! Ce sont 65 milliards de dollars qui pourraient facilement financer un système de garderies, l’assurance-médicaments, l’éducation gratuite, l’eau potable dans les réserves, le logement social et les retraites. La pile d’argent mort ne s’élève plus à 700 milliards de dollars comme en 2015. Au cours des cinq dernières années, elle a atteint 1003 milliards de dollars. De tels faits démontrent l’inutilité de la classe dirigeante et ont pour effet de radicaliser la conscience des masses.

La crise et la lutte des classes

Nous avons expliqué comment une nouvelle récession mondiale risque de frapper le Canada beaucoup plus durement qu’en 2008. Nous avons également expliqué comment la bureaucratie syndicale a pu exploiter la conscience conservatrice pour réprimer une lutte généralisée en 2009. Tout comme la prochaine récession ne sera pas une répétition de la précédente, nous ne pensons pas non plus qu’elle sera identique sur le plan psychologique et politique. Les gens ont beaucoup appris au cours de la dernière décennie. Les jeunes se radicalisent de plus en plus, et de plus en plus de travailleurs commencent à remettre en question le système capitaliste.

Nous devons nous demander quelles seraient les conséquences politiques si la moitié de l’industrie manufacturière canadienne était fermée en période de récession. Nous avons eu un aperçu de ce qui était possible pendant la dernière crise, quand une série d’occupations a eu lieu dans des usines de pièces d’auto qui allaient fermer. Les patrons avaient simplement refusé de respecter les conventions collectives qui prévoyaient des garanties de production, des pensions de retraite et des indemnités de départ. Dans certains cas, ils ont même refusé de payer les salaires impayés. Alors qu’ils rompaient ces contrats juridiquement contraignants avec les travailleurs, les patrons gardaient le soutien total de l’État bourgeois. Cela montre qu’il y a un ensemble de règles pour les riches, et un autre pour les pauvres. N’ayant pas d’autre choix, les travailleurs ont occupé et bloqué un certain nombre d’usines et ont empêché le déménagement de machines et de matrices vers des usines à l’étranger ou pour la revente.

Ces mouvements se sont parfois produits de manière purement spontanée, sur le plancher, et parfois ils ont bénéficié du soutien du syndicat. Mais malheureusement, en aucun cas, le mouvement élémentaire des travailleurs pour protéger leurs emplois n’a été combiné avec un programme politique de nationalisation afin de répandre le mouvement et sauver leur syndicat. Les travailleurs étaient prêts à se battre et, n’ayant rien d’autre à perdre, ils étaient prêts à faire face à la répression de la police et des tribunaux, mais ils étaient sans dirigeant. Les bureaucrates syndicaux se sont précipités dans les usines occupées et ont généralement négocié pour avoir des payes rétroactives et des indemnités de départ pour mettre fin à l’occupation. Ces concessions étaient plus que ce qui aurait été obtenu si l’occupation n’avait jamais eu lieu, mais au bout du compte, tous ces travailleurs ont quand même perdu leur emploi.

Comme nous l’avons expliqué précédemment, en temps normal, la conscience peut être très conservatrice. Les travailleurs ayant une hypothèque, une voiture à payer et des enfants à l’école peuvent être très sceptiques à l’idée de lutter. Dans une lutte, il y a toujours le risque d’une défaite. Par conséquent, les militants syndicaux peuvent être cyniques quant à la volonté de leurs collègues de se battre. Les principales bureaucraties des syndicats s’appuient alors sur ce cynisme comme excuse pour capituler. Mais lorsque l’usine ferme et que tout est perdu, les facteurs à l’origine du conservatisme (la peur de perdre ce qu’on possède) deviennent le principal moteur de la radicalisation. Il faut occuper l’usine, ou perdre son emploi et sa pension. Étendre le mouvement, ou perdre sa maison. Appeler à la nationalisation, ou perdre son avenir. Le fait que le capitalisme soit un système en faillite devient soudain une question intimement personnelle. C’est pourquoi nous devons construire un mouvement révolutionnaire qui puisse diffuser cette analyse et populariser ces solutions auprès des travailleurs lorsqu’ils en ont désespérément besoin.

Plus récemment, la sauvegarde de bons emplois syndiqués est devenue l’enjeu numéro un à Oshawa, en Ontario. En novembre 2018, General Motors a annoncé la fermeture de son usine d’Oshawa, ainsi que de quatre autres usines aux États-Unis. La décision a été prise en dépit du fait que GM avait signé un contrat avec Unifor garantissant la production, et que le syndicat avait fait des concessions sous la forme de salaires et de retraites moins élevés pour les nouveaux employés afin d’obtenir cette garantie. L’usine GM d’Oshawa occupe une place particulière dans l’histoire du mouvement syndical, car elle a été le lieu de la grève victorieuse de 1937 qui a amené le syndicalisme industriel au Canada – ouvrant la voie au contrat social d’après-guerre.

Par une explosion de colère spontanée, les travailleurs ont débrayé dès l’annonce de la fermeture. La direction du syndicat n’a pas eu d’autre choix que de se mettre à la tête de ce débrayage de peur d’être dépassée par celui-ci. Une occasion fantastique s’est présentée d’étendre le débrayage au-delà d’Oshawa à l’ensemble de GM au Canada, et de là à l’ensemble du secteur automobile et jusqu’aux États-Unis et au Mexique. Ce qui arrive aux travailleurs d’Oshawa aujourd’hui aura certainement un impact sur le reste du secteur demain. Mais la bureaucratie syndicale a utilisé toute son autorité pour ramener les travailleurs au travail tout en promettant qu’elle mènerait une campagne massive pour sauver GM Oshawa.

Au lieu d’exiger que les gouvernements fédéral et provincial nationalisent GM pour sauver des emplois, le président d’Unifor, Jerry Dias, a tenté de conclure un accord à l’amiable avec l’entreprise. La bureaucratie a fait tout ce qui était en son pouvoir pour limiter l’ampleur du mouvement afin d’en garder le contrôle. Il est scandaleux que face à la perte de 2500 emplois directs, plus environ 20 000 emplois indirects, dans une ville de 170 000 habitants, aucune manifestation n’ait été organisée à Oshawa. Dias a ensuite mené une campagne de boycottage des voitures produites au Mexique, qui avait de fortes connotations racistes. Cette campagne n’a pas non plus été couronnée de succès. Les travailleurs ont continué à manifester leur désir de se battre en multipliant les débrayages dans les usines de pièces d’auto qui alimentent GM Oshawa. Mais quel est le rôle des marxistes dans un tel mouvement?

Expropriations révolutionnaires ou capitalisme d’État réformiste?

La Riposte socialiste a pris l’initiative de lancer un appel en faveur de l’occupation des usines, de la nationalisation et du contrôle ouvrier. Il ne serait aucunement nécessaire de fournir une indemnité à GM, puisque la compagnie a déjà englouti 10 milliards de dollars d’aide financière après la crise de 2009, sans parler des autres subventions, réductions d’impôts et mesures de « BS corporatif ». Nous avons rédigé une résolution qui se branchait sur l’humeur combative de la base. Cette résolution a été adoptée par les retraités de la section locale 222 d’Unifor, puis par la section locale 222, le conseil du travail de la région de Durham et l’association régionale de circonscription du NPD.

Cette résolution avait pour but d’être le coup d’envoi d’un mouvement révolutionnaire des travailleurs partant de la base. Nous fondions nos revendications sur un mouvement explosif d’occupations d’usines qui s’oriente vers le contrôle ouvrier, la nationalisation et la planification socialiste pour les besoins plutôt que pour le profit comme voie à suivre. Ce n’était pas utopique, mais la seule façon de créer un mouvement de masse qui aurait pu paralyser les patrons et l’État. Malheureusement, au lieu d’être vue comme l’expression politique d’un mouvement combatif visant le pouvoir ouvrier, notre résolution a été cooptée dans une campagne pour le capitalisme d’État.

Le « capitalisme d’État » est le terme marxiste désignant une entreprise publique dans un contexte où l’État et la majorité de l’économie sont entre les mains des capitalistes. Postes Canada et Hydro-Québec sont des exemples d’entités capitalistes d’État (parfois appelées sociétés d’État au Canada). Ces sociétés appartiennent à l’État, mais fonctionnent comme des entreprises capitalistes traditionnelles, avec des gestionnaires capitalistes essayant de maximiser les profits dans un marché capitaliste. Elles ne sont généralement pas sous le contrôle ou la gestion des travailleurs, et ne sont pas intégrées dans un plan de production socialiste. Au lieu de cela, elles sont une auxiliaire du secteur privé, fournissant des services et des investissements bon marché là où l’industrie privée ne peut pas le faire. Les marxistes s’opposent à la privatisation des sociétés d’État, mais nous revendiquons également leur mise sous contrôle des travailleurs dans le cadre d’un plan socialiste par un État ouvrier.

« Green Jobs Oshawa » (« Emplois verts Oshawa ») est une campagne fondée par une coalition de syndicalistes de gauche du Conseil du travail et de la section locale de GM Oshawa et par quelques universitaires « marxiens », avec le soutien du Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes (STTP). Nous ne doutons pas des bonnes intentions des personnes participant à ce projet, qui voulaient vraiment sauver l’usine GM d’Oshawa et étaient frustrées par l’inaction des dirigeants d’Unifor, mais leur approche était vouée à l’échec. En tant qu’intellectuels et universitaires, ils ont commencé par ce qu’ils connaissent, et ont donc rédigé « une étude de faisabilité afin de cibler des produits à proposer fidèles à la réalité » [nos italiques]. Cette étude proposait de nationaliser l’usine GM d’Oshawa et de la réoutiller pour produire des véhicules électriques pour des sociétés d’État telles que Postes Canada. Ce réoutillage devait coûter plus de 1,9 milliard de dollars.

Le problème de cette approche était qu’elle était « fidèle à la réalité ». Par réalité, il était entendu qu’elle était fondée sur le capitalisme, sur la vente sur un marché capitaliste, sur un mode d’organisation capitaliste d’État et sur des subventions gouvernementales massives. GM s’était déjà fait offrir des subventions, mais l’entreprise a clairement fait savoir qu’aucune aide sociale n’était suffisante pour maintenir l’usine ouverte. Malgré le fait que l’usine d’Oshawa ait remporté des prix pour sa productivité de classe mondiale en matière de travail à valeur ajoutée, aucune analyse de rentabilité capitaliste n’aurait pu sauver l’usine et ses emplois syndiqués bien payés. Si l’entreprise pensait pouvoir faire de l’argent à Oshawa, elle ne fermerait pas l’usine. Mais une véritable analyse fidèle à la réalité, une analyse marxiste, montre que le capitalisme a échoué à Oshawa et que tout mouvement qui se base sur la « réalité » capitaliste va inévitablement mener à un échec lui aussi.

Nos amis universitaires de gauche répliquent : « Que proposez-vous? Vous dites aux travailleurs d’abandonner et d’attendre la révolution? » Pas du tout. Au lieu d’un mouvement du haut, fondé sur des études de faisabilité, tentant de convaincre les capitalistes et leur État du caractère souhaitable et faisable du capitalisme d’État, nous avons plaidé pour un mouvement insurrectionnel de masse venu d’en bas, basé sur la créativité de la classe ouvrière pour défier la réalité capitaliste. Cela n’est pas utopique, mais était en fait possible dans les jours qui ont suivi l’annonce de la fermeture. Au lieu d’horribles bureaucrates, imaginez si Unifor était dirigé par des marxistes révolutionnaires (de vrais marxistes, et non sa variante universitaire brandissant des études de faisabilité). Imaginez si le mouvement spontané d’occupations n’avait pas été découragé, mais plutôt répandu. Imaginez la réaction de l’entreprise et de l’État si, au bout d’un jour environ, la production avait été arrêtée à travers tout GM et si le mouvement s’était étendu à l’ensemble du secteur automobile, pour exiger la nationalisation. James Connolly et Rosa Luxembourg disaient que la révolution semble être la plus fantastique des choses jusqu’à ce qu’elle frappe, et qu’elle est alors la seule réalité pratique. Rien n’est plus puissant que le mouvement de masse des travailleurs, mais la spontanéité doit être unie à une perspective et une organisation révolutionnaires.

Nous ne proposons pas que GM Oshawa devienne une société capitaliste d’État. Nous proposons plutôt d’exproprier tout le secteur automobile et de l’intégrer dans un plan socialiste de transports publics gratuits et écologiques. Nous ne voulons pas recréer le modèle d’entreprise de Postes Canada par exemple, avec sa gestion capitaliste, ses fournisseurs capitalistes, son besoin de vendre sur un marché capitaliste, et donc la nécessité de faire baisser les salaires et les conditions des travailleurs. Notre revendication est révolutionnaire et fondée sur le contrôle ouvrier et l’éradication de la recherche du profit. Les travailleurs d’Oshawa auraient-ils pu réaliser cet objectif? Il est impossible de le savoir. Mais ils auraient  difficilement pu se retrouver dans une situation pire qu’en ce moment, où ils sont sans emploi. Cependant, si les travailleurs présentent des revendications révolutionnaires, étendent le mouvement et paralysent la production, il est possible qu’ils obtiennent à tout le moins la concession d’une nationalisation sous la forme d’une société d’État. GM pourrait accepter de relancer la production à Oshawa pour ne pas perdre ses autres usines. L’État pourrait accepter de nationaliser afin d’empêcher le mouvement de se généraliser. Comme les autres réformes, le capitalisme d’État n’est pas nécessairement obtenu lorsqu’on le revendique directement, mais plutôt lorsqu’une lutte commence à remettre en cause le règne des patrons et qu’ils l’accordent sous forme de concession partielle. Nous devons gagner le mouvement ouvrier à cette perspective révolutionnaire si nous voulons remporter des succès partiels sur la voie de l’émancipation de tous les travailleurs. La seule voie vers la victoire est celle de la mobilisation de masse qui défie la réalité et la légalité capitalistes.

Au bout du compte, Dias a réussi à négocier le maintien d’un maigre 300 emplois dans la production de pièces de rechange pour aider à l’entretien de véhicules déjà vendus. Même ces emplois sont probablement en danger étant donné que l’usine actuelle est bien trop grande pour 300 emplois, ce qui ajoute des coûts inutiles. C’est une fin misérable et ignoble pour un lieu de travail au passé si glorieux. Au lieu de se battre jusqu’au bout, en menant une lutte digne de celle de 1937, la bureaucratie syndicale a  tranquillement conduit les travailleurs vers les bureaux de l’assurance-emploi. Il aurait pu en être autrement.

Après la défaite à Oshawa, une nouvelle lutte a éclaté chez Nemak, un fournisseur de GM à Windsor. Après avoir signé un contrat qui garantissait la production jusqu’en 2022 en échange d’un gel des salaires, d’autres concessions et de 4,5 millions de dollars de subventions gouvernementales, l’entreprise a fermé l’usine malgré tout. Les travailleurs ont occupé et bloqué l’usine et ont défié les injonctions des tribunaux et les menaces de la police. Cette lutte a été menée par la section locale 200 d’Unifor, la même section locale qui a mené la lutte pour le paiement automatique des cotisations syndicales, qui a été par la suite consacrée dans la « formule Rand », en 1945. À l’époque, plus de 11 000 travailleurs avaient bloqué l’usine avec l’aide de 2000 voitures, et une grève de solidarité d’un mois menée par 8000 autres travailleurs avait éclaté. Les travailleurs avaient tenu le coup face aux attaques du gouvernement et de la police pour remporter une victoire historique. Un mouvement similaire aurait été nécessaire pour remporter la victoire en 2019, en bloquant l’usine et en étendant l’occupation à d’autres usines de l’Ontario tout en en exigeant la nationalisation. Au lieu de cela, en échange de l’abandon des amendes, le syndicat a accepté de mettre fin à l’occupation et de se soumettre à un arbitrage obligatoire sur la garantie d’emploi. Sans surprise, l’arbitre a décidé que la garantie inscrite dans la convention collective ne valait rien, ce que nous avions précédemment expliqué. Les travailleurs avaient donc mis fin au blocage pour rien.

La nature de classe de la loi bourgeoise devient de plus en plus claire pour les travailleurs. Si l’État est neutre, alors il est certain qu’une garantie d’emploi juridiquement contraignante sera appliquée avec la même vigueur que les droits de propriété d’une entreprise confrontée à une occupation. Mais les tribunaux ignorent un droit tout en faisant respecter l’autre au moyen d’amendes massives et de violences policières. Cette réalité commence à être comprise, ce qui aura des répercussions importantes sur la lutte des classes. Le vieux contrat social d’après-guerre, avec ses ententes fondées sur la bonne foi et ses poignées de main en coulisses, est terminé. À sa place, nous avons une lutte de classe ouverte entre patrons et travailleurs, soutenue par des briseurs de grève, des policiers et des injonctions. La loi n’est que la feuille de vigne qui cache la violence du système capitaliste.

L’une des tâches des perspectives est de prévoir quels seront les foyers de lutte dans l’avenir rapproché en vue de préparer dès aujourd’hui les militants. Jusqu’à présent, avant la survenue d’une récession, il y a eu quelques fermetures isolées comme celles de Nemak et de GM à Oshawa. Ces fermetures ont déjà conduit à des occupations et à d’autres moyens de pression qui brisent la routine des relations de travail encadrées par la loi. De plus, la revendication de la nationalisation a déjà été avancée, malgré le fait que la gauche universitaire l’ait détournée vers les canaux du capitalisme d’État. Chacun de ces mouvements, bien qu’ils se soient terminés en défaite, est une étape importante dans le développement de la conscience de classe. Les limites de la loi bourgeoise sont en train de se révéler dans la pratique. Le rôle des tribunaux, de l’État et des arbitres dans l’application des règles capitalistes devient également clair. Chaque conflit conduit les travailleurs à la conclusion qu’il n’y a pas de voie de compromis vers la victoire, qu’il n’y a pas de négociation ou d’arbitrage à avoir avec les patrons et leur État. Seule une lutte ouverte, qui défie le droit bourgeois, et qui étend la lutte de manière révolutionnaire, peut l’emporter.

Comme les fermetures d’usines sont de plus en plus fréquentes en période de crise, il est possible qu’un mouvement massif d’occupation d’usines se développe sur le modèle des grandes luttes des années 30 et 40. La quantité se transforme alors en qualité. Les révolutionnaires doivent tout faire pour aider la conscience des travailleurs à faire ce saut. Ils doivent également lier cette lutte à la nécessité d’exproprier la bourgeoisie parasitaire, d’instaurer le contrôle ouvrier et d’appliquer un plan de production socialiste.

La dialectique de Jerry Dias

Le lock-out à la raffinerie Co-op de Regina constitue un exemple de cette conscience qui commence à comprendre le rôle de la loi bourgeoise. Incroyablement, le même Jerry Dias qui a laissé tomber les travailleurs d’Oshawa nous a offert un exemple vivant de dialectique lorsqu’il a été arrêté à Regina pour avoir organisé un blocage de la raffinerie! Il a même cité Martin Luther King : « Nous avons la responsabilité morale de désobéir aux lois injustes ». Comment expliquer cette transformation « de zéro à héros »? Les formalistes et les sectaires seront incapables de comprendre cette évolution. Pour eux, le « bien » et le « mal » sont des catégories mutuellement incompatibles et séparées, sans possibilité de mouvement, d’évolution ou de transition.

Nous n’avons pas accès au psychologue de Dias pour déterminer ce qu’il pense vraiment, mais la vraie différence entre Oshawa et Regina est la conscience de masse des travailleurs qui ont assimilé des leçons importantes et qui mettent leur direction sous pression. Lors du précédent cycle de négociations avec Co-op, Unifor avait accepté des concessions, notamment un régime de retraite moins bon pour les nouveaux employés. L’entreprise avait promis que c’était la dernière concession qu’elle demanderait. Mais cette démonstration de faiblesse de la part de la direction du syndicat a encouragé l’employeur à se faire plus agressif. L’entreprise n’avait pas l’intention de négocier de bonne foi, et elle a plutôt choisi de construire un campement pour héberger 500 briseurs de grève sur le terrain de la raffinerie. Elle a ensuite utilisé des injonctions pour rendre le piquetage pratiquement inutile, tandis que les briseurs de grève allaient travailler par hélicoptère. Les travailleurs ont compris que sans un piquetage illégal, ils allaient être forcés de se soumettre et que le syndicat serait probablement brisé. Il s’agit de la première lutte syndicale depuis une génération où la loi a été défiée de manière aussi flagrante. Elle représente un tournant important, à partir duquel la désobéissance à la loi pourrait devenir plus fréquente.

Même après les arrestations et les centaines de milliers de dollars d’amendes, les dirigeants d’Unifor ne comprenaient toujours pas le jeu auquel l’entreprise se livrait. Ils ont levé les barricades et ont fait des concessions importantes pour tenter de parvenir à un accord. Le négociateur en chef du syndicat a même déclaré : « Nous leur avons offert des millions de dollars d’économies sans que ce soit nécessaire. Les membres vont vouloir nous tabasser quand ils découvriront les concessions que nous avons accordées. » Il est franchement renversant qu’un dirigeant syndical puisse admettre aussi ouvertement sa médiocrité. Mais l’employeur voulait non seulement des concessions, mais une défaite totale et humiliante. Il a profité de la levée des barricades pour réapprovisionner le campement de briseurs de grève et faire sortir le pétrole de l’usine. Il a berné les bureaucrates syndicaux, qui se sont fait avoir comme des amateurs, en retardant les négociations pour maintenir les lignes d’approvisionnement ouvertes le plus longtemps possible. Le blocage a donc été rétabli. Dans la guerre des classes, tout effort pour être raisonnable est vu comme une faiblesse, et la seule option est de se battre jusqu’au bout.

Les patrons ne laissent pas à la bureaucratie syndicale même un semblant de concession à donner aux travailleurs. Cela a forcé un dirigeant syndical aussi à droite que Dias à se battre. Si les dirigeants syndicaux capitulent, ils seront tassés et remplacés par d’autres, plus proches de la base. La pression exercée par la base oblige la bureaucratie à prendre des mesures beaucoup plus radicales que ce qu’elle aurait pu envisager auparavant. Les marxistes doivent entrer en dialogue avec les travailleurs pour leur expliquer les processus en cours. Mais il ne faut pas tomber dans des dénonciations sectaires lorsque la direction syndicale exprime la volonté des travailleurs de se battre, et que ceux-ci entretiennent par conséquent des illusions dans leur direction. À l’inverse, nous ne devons pas répandre d’illusions dans cette direction qui ne fait que céder à la pression. Nous revendiquons que la meilleure protection contre la capitulation des bureaucrates réside dans un contrôle démocratique par les travailleurs sur la lutte. Des occupations, la désobéissance aux injonctions et la propagation du mouvement, voilà ce qu’il nous faut.

Défions les lois de retour au travail!

Tout comme le maintien d’un véritable piquet de grève finit inévitablement par entrer en conflit avec la loi bourgeoise, il en va de même pour le droit de grève. Les soi-disant lois « de retour au travail », autrefois plus rares, sont devenues monnaie courante. Il semble qu’au Canada, les travailleurs n’aient le droit de grève que dans le sens le plus abstrait du terme. Dès qu’une grève fonctionne, l’État des patrons intervient pour faire pencher la balance en faveur de l’entreprise.

Tout outil trop utilisé finit par s’émousser. Au Québec, on appelle les lois de retour au travail des « lois spéciales ». Mais à force d’être utilisées, elles n’ont plus grand-chose de spécial. Le gouvernement québécois a menacé d’utiliser ou a utilisé une loi de retour au travail dans 12 des 13 dernières rondes de négociations du secteur public. Les patrons se croient intelligents de recourir au pouvoir de l’État afin de gagner leurs batailles économiques. Mais ce qu’ils font en réalité, c’est lier chaque revendication économique à la nécessité de renverser l’État capitaliste. Chez Nemak, la tentative des travailleurs de faire respecter les garanties de production a été brisée par la menace de violence étatique. À la raffinerie Co-op, la tentative des travailleurs de mettre en place de véritables piquets pour arrêter les briseurs de grève s’est également heurtée à l’État. La police de Regina a même comparé les moyens de pression des travailleurs à du terrorisme. Et lorsque les travailleurs semblent sur le bord de gagner simplement par la grève, l’État intervient avec une loi de retour au travail et la suppression du droit de grève. Éventuellement, la conclusion devient claire pour tous les travailleurs : pour obtenir quoi que ce soit, il faut être prêt à défier la loi. Cette situation aura des répercussions révolutionnaires.

Les négociations collectives de 2018 chez Postes Canada ont représenté une occasion manquée. Il s’agit d’un exemple particulièrement instructif, car le dirigeant du syndicat à l’époque était ouvertement marxiste, et s’était déjà prononcé en faveur de défier les lois de retour au travail. Les revendications des travailleurs dans le conflit étaient faciles à comprendre et largement soutenues : l’équité salariale pour les postiers en milieu rural, majoritairement des femmes, et mettre fin à la crise de santé et sécurité due aux heures supplémentaires forcées. Le syndicat avait également un mandat de grève solide, et les libéraux fédéraux avaient gagné les élections en disant qu’ils respectaient les droits des travailleurs. Trudeau avait même porté une casquette « Sauvons Postes Canada ».

Et pourtant, malgré toutes les conditions favorables, le Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes (STTP) a capitulé face à une loi de retour au travail. La majorité de la direction du syndicat s’opposait à l’idée de désobéir à la loi, quelles que soient les conditions. Les dirigeants syndicaux ont limité les moyens de pression à une grève rotative par région, soi-disant pour dissuader le gouvernement de recourir à la loi. Mais lorsqu’une loi a été déposée, ils ont refusé d’entrer en grève générale. En raison de la nature rotative de la grève, les travailleurs de la base ont été pris par leurs tâches de travail normales, ce qui a limité leur capacité à prendre part à la démocratie syndicale et donc à diriger la grève. Le plus scandaleux est que la loi a été adoptée au moment même où le débrayage de GM Oshawa avait lieu. Il aurait pu y avoir un mouvement massif de désobéissance par le STTP en même temps qu’une vague d’occupations d’usines dans le secteur de l’automobile. Au lieu de cela, le syndicat n’a même pas appelé à une seule manifestation de masse dans une grande ville.

La rengaine selon laquelle il est impossible de désobéir la loi a été réfutée par Unifor à Regina et par le mouvement des Wet’suwet’en, dont nous parlerons plus tard. Le STTP a tenté de contourner le problème en s’appuyant sur des piquets communautaires. Bien qu’héroïques, ces piquets de grève tenus par des alliés n’auraient jamais pu avoir la stabilité et la puissance de piquets tenus par les travailleurs eux-mêmes. Cela viole également le principe selon lequel les travailleurs doivent contrôler leur propre lutte. Quelqu’un doit prendre le taureau par les cornes et défier ouvertement la loi et expliquer la nature de l’État capitaliste aux travailleurs. C’est vraiment une tragédie que cette tâche ait été laissée à Jerry Dias après que Mike Palecek ait manqué une occasion historique.

La lutte du STTP montre que c’est une erreur pour les militants de chercher à occuper de hautes fonctions dans les structures bureaucratiques des syndicats avant d’avoir construit une base parmi les membres. Le bureaucratisme n’est pas une caractéristique personnelle, mais un phénomène social. Il ne s’agit pas de remplacer les « mauvaises personnes » par les « bonnes personnes ». Une formation sociale se bureaucratise lorsque sa direction devient indépendante du contrôle par la base de la classe ouvrière. La bureaucratie a un intérêt matériel particulier indépendant, et souvent opposé, aux travailleurs. Elle cherche à maintenir sa position et ses privilèges en trouvant un équilibre entre les travailleurs et les patrons. Elle tente d’atténuer la lutte des classes, car celle-ci déstabilise inutilement sa position et peut menacer son rôle dominant de médiatrice. Seul un contrôle par la base peut renverser la relation confortable que les bureaucrates entretiennent avec l’employeur, la loi bourgeoise et l’État.

Le rôle des marxistes dans les syndicats n’est pas d’y occuper des postes avant d’avoir construit parmi les membres une base prête à défendre ces postes pour des raisons de principe. Le cas de Palecek représente malheureusement une démonstration par la négative de cette idée. Palecek, un marxiste de longue date, n’a pas réussi à constituer dans le syndicat un noyau de révolutionnaires entourés d’une couche de sympathisants, mais a plutôt pris un raccourci en prenant une poste sur l’exécutif puis à la présidence. Il s’est ainsi retrouvé isolé au moment crucial. Quelle que soit la qualité d’un individu, personne ne peut passer outre une structure et des intérêts matériels aussi bien ancrés. Pour lutter contre une formation sociale, il faut une formation sociale plus importante. La force de masse des travailleurs doit être organisée pour surmonter l’influence des classes étrangères au sein du mouvement ouvrier. En tant que marxistes, nous devons patiemment constituer nos forces parmi les rangs des travailleurs pour combattre la bureaucratie, et ne pas être prématurément poussés à assumer des rôles dans les structures de direction. Sinon, nous risquons d’être convertis en bureaucrates.

C’est précisément ce qui s’est passé avec Palecek lorsqu’il a ordonné aux travailleurs de retourner au travail. Après cela, la droite a écarté Palecek de l’exécutif du STTP, et le syndicat est maintenant en crise. Cependant, il y a des signes positifs de mouvement au sein de la base, avec la section locale d’Edmonton qui a récemment adopté une résolution en faveur de la désobéissance aux lois de retour au travail.

Toute la logique de la lutte des classes au Canada laisse présager une rupture avec la loi bourgeoise. La lutte pour le droit de grève, la lutte pour des piquets de grève efficaces contre les briseurs de grève et la lutte pour le maintien de la production et de l’emploi se heurtent toutes à l’État capitaliste. Le contrat social d’après-guerre, relativement pacifique, s’est construit sur les luttes violentes des années 1930 et 40. Cependant, ce contrat n’a été possible que grâce à l’augmentation sans précédent de la productivité et de la croissance économique de l’après-guerre dans les années 50 et 60, qui a donné aux capitalistes une marge de manœuvre pour acheter la paix de classe. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à la stagnation et à la crise économiques, et les patrons n’ont pas de marge de manœuvre pour apporter des réformes. En fait, même le maintien des réformes passées est intenable et une nouvelle récession accélérera le passage à l’austérité. De plus en plus de travailleurs arrivent à la conclusion que la seule façon de protéger leurs conditions est de défier la loi. Même si la récession n’a pas encore frappé, les anciennes relations commencent déjà à s’éroder. Si les ordonnances de retour au travail sont aujourd’hui monnaie courante, bientôt il deviendra normal et attendu de devoir désobéir aux injonctions et se défendre contre la répression policière dans toute lutte sérieuse. Les marxistes font tout ce qui est en leur pouvoir pour sensibiliser le mouvement à cette réalité afin que les travailleurs puissent repousser les attaques et passer à l’offensive. En dernière analyse, il n’y a rien de plus fort que la classe ouvrière organisée si elle est unie autour des bonnes idées.

Un gouvernement libéral faible

Tous les partis canadiens sont sortis perdants des élections fédérales de 2019. Les libéraux ont perdu leur majorité et leur autorité politique est considérablement endommagée. Les conservateurs n’ont pas su tirer parti des scandales ayant ébranlé les libéraux et de leur faiblesse. Depuis, ils ont perdu leur chef et sont divisés. Le NPD a perdu près de la moitié de ses sièges et n’a aucune idée de la direction qu’il prend. Et les verts n’ont pas réussi à faire une percée et à défier le NPD en tant que parti de la contestation. Le seul parti qui en est sorti gagnant est le Bloc Québécois qui, après une période de crise, est revenu en position dominante au Québec.

Il pourrait sembler que les libéraux fédéraux ont une forte minorité à la Chambre des communes. Ils n’ont besoin que du soutien ou de l’abstention d’un seul parti pour adopter des lois ou éviter d’être défaits. Cependant, cette logique ne tient que si l’on considère que les 338 sièges de la bien mal nommée « Maison du peuple » sont tout ce qui compte. En dehors du parlement, il y a 37,6 millions de personnes qui méprisent en grande partie leurs représentants élus.

Justin Trudeau a eu droit à une longue lune de miel après 2015 en se présentant comme un représentant des « voies ensoleillées » progressistes. Mais après 2019, son image s’est considérablement assombrie. Il avait promis une nouvelle relation avec les peuples autochtones, mais il n’a rien fait pour mettre fin à la crise des avis d’ébullition et a plutôt dépensé des milliards pour forcer un oléoduc à traverser des terres non cédées. Il a promis de mettre fin au système électoral uninominal à un tour, mais c’était un mensonge. Il a conclu des marchés en coulisses avec les patrons de SNC-Lavalin et a renvoyé sa ministre de la Justice, montrant ainsi que les règles ne sont pas les mêmes pour les entreprises et pour le reste d’entre nous. Et pour couronner le tout, les révélations sur les habitudes de « blackface » de Trudeau sont emblématiques de son hypocrisie et de sa réputation ternie.

Mais quoi qu’il en soit de l’arithmétique des votes en Chambre, ce qui importe ici est la façon dont ce gouvernement faible réagira aux chocs inévitables qui vont secouer la société. Un krach économique poserait la question du sauvetage des entreprises et des banques. Les patrons auront besoin d’un gouvernement fort pour forcer les travailleurs à accepter le sauvetage des banques et des entreprises et l’austérité. Mais ils n’ont pas de gouvernement fort. Toute grève importante mettrait ce gouvernement faible à l’épreuve et pourrait l’empêcher de survivre. Le mouvement de solidarité Wet’suwet’en a complètement paralysé le gouvernement, qui était coincé entre la droite qui demandait la répression des « activistes radicaux » et la crainte que cela ne fasse que propager le mouvement.

La seule chose qui maintient les libéraux au pouvoir est la faiblesse de tous leurs concurrents. Les conservateurs vivent une crise. Ils n’arrivent pas à décider s’ils doivent se concentrer sur le conservatisme fiscal et les attaques contre la classe ouvrière, ce que les grandes entreprises préfèreraient, ou s’ils doivent essayer d’exploiter le populisme anti-establishment qui a catapulté Trump au pouvoir. L’opinion dominante au sein de la direction du parti semble être que Scheer a perdu les élections parce qu’il était trop conservateur sur le plan social, par exemple sur des enjeux comme le mariage homosexuel et l’avortement, ce qui l’a ouvert aux attaques des libéraux. Le principal candidat de l’establishment conservateur, Peter MacKay, dit maintenant qu’il défilera dans les défilés de la Fierté. Il y a cependant une aile de conservateurs qui sont en colère contre Scheer parce qu’ils pensent qu’il n’était pas assez conservateur sur le plan social. L’un d’entre eux a déjà été bloqué de la course à la direction du parti.

Comme expliqué précédemment, le processus de polarisation en est encore à ses débuts, et actuellement, il n’y a pas le même appétit pour la politique identitaire d’extrême droite au Canada que dans certains autres pays. Lorsque les libéraux ont souligné l’homophobie de Scheer, il en a souffert. Les libéraux ont aussi pu se servir du régime impopulaire de Doug Ford en Ontario comme exemple (précis) de ce qui attendrait le Canada si les conservateurs prenaient le pouvoir. Malgré la déception des gens à l’égard des libéraux, les autres choix étaient encore pires.

Les conservateurs semblent avoir trouvé leur nouveau chef en la personne de Peter MacKay, mais on dirait que cela n’a pas réglé leur crise d’identité. MacKay vient du camp progressiste-conservateur de la fusion entre le Parti progressiste-conservateur et l’Alliance canadienne qui a créé le parti actuel, ce qui le place du côté des « modérés » de l’establishment. Mais il a également flirté avec la politique du style Trump. Il a par exemple fait l’éloge des voyous d’extrême droite qui ont démantelé un blocus en solidarité avec Wet’suwet’en à Edmonton, avant de rapidement supprimer le tweet face aux réactions négatives. Cette approche va déplaire aux deux camps et mener à des scissions.

L’establishment libéral a commencé à brandir le spectre du « populisme » alors qu’il sent ses appuis s’effondrer. Il s’agit d’un terme non scientifique qui signifie simplement un appel aux gens ordinaires contre les « élites ». Il est étroitement associé à la démagogie, c’est-à-dire la  manipulation des préjugés des masses. Les libéraux tentent d’assimiler le populisme de droite et de gauche, alors qu’en réalité il existe des termes beaucoup plus scientifiques pour désigner les tendances de gauche (réformisme, réformisme de gauche, centrisme, marxisme, anarchisme, etc.). Cependant, en raison de l’absence d’autre choix, nous avons été contraints d’utiliser le terme « populisme de droite » pour désigner le phénomène, différent du fascisme, consistant à tenter de créer une base de masse « anti-élites » en dehors des limites normales du conservatisme de l’establishment. Cette terminologie n’est pas idéale, mais elle est plus claire que les autres choix.

Le phénomène du populisme de droite ne disparaîtra pas avec l’intensification de la crise et l’accentuation de la polarisation. Cependant, il ne faut pas exagérer la menace ni brandir le spectre de la victoire imminente du « fascisme ». L’échec lamentable du Parti populaire de Maxime Bernier, qui n’a obtenu que 1,6 % des voix, démontre la faiblesse du populisme de droite au Canada. Bernier lui-même n’a même pas pu conserver son propre siège. Les premiers ministres conservateurs comme Doug Ford et Jason Kenney, qui ont flirté avec le populisme de droite, ont également vu leur popularité commencer à chuter quand ils ont trahi leurs promesses et à mesure que la réalité de leur règne devient évidente.

En contexte de crise, il y a une tendance mondiale à la polarisation, mais cela ne signifie pas que celle-ci se partage également entre la gauche et la droite. En raison de la faillite des partis de « gauche » et des organisations de masse traditionnelles, les partisans de la droite sont surreprésentés sur le plan électoral. Lorsque le statu quo n’est plus une option viable, les gens se tournent vers des solutions plus radicales. Lorsque les réformistes apparaissent simplement comme l’aile gauche du libéralisme, ils cèdent le terrain de l’anti-establishment à la droite. Mais inversement, sur le plan de l’opinion publique et de la capacité à mobiliser les gens sur les questions clés de l’heure, le pendule penche très fortement vers la gauche.

Alors que « l’alt-right » peut au mieux mobiliser quelques centaines de tristes personnages, la gauche et les syndicats ont le potentiel de mobiliser des centaines de milliers, voire des millions de personnes. Ce n’est pas difficile à comprendre – quand on répond à la question « qui est responsable de la crise vécue par notre société », quelle réponse est la plus convaincante? Soit c’est la faute des immigrants pauvres qui fuient des conditions désespérées, soit c’est la faute des patrons et des banquiers qui, eux, ont de l’argent, du pouvoir et dirigent la société. La base de classe de la réaction est beaucoup plus limitée que dans les années 1930. Des couches autrefois privilégiées comme les fonctionnaires, les enseignants et les étudiants, qui étaient autrefois à droite, se sont prolétarisées dans l’après-guerre. Le problème est que si les gens recherchent de plus en plus des réponses anti-establishment, aucune des organisations de gauche ne les propose réellement.

L’humeur morose du NPD 

À l’approche des élections de 2019, le NPD semblait se diriger vers l’abattoir. Finalement, il a réussi à mener une campagne suffisamment potable pour que les élections ne soient qu’une déception et non un bain de sang. Cette réduction de ses appuis suit la tendance amorcée en 2015, lorsque Mulcair a perdu plus de la moitié des sièges du NPD. Cette défaite était survenue après que Mulcair a supprimé les références au socialisme de la constitution du parti et promis un budget équilibré. Soit dit en passant, si Mulcair avait gagné cette élection et avait appliqué son programme, le NPD aurait été responsable de 15 milliards de dollars de plus d’austérité par année que le régime libéral.

Les membres du parti, furieux contre Mulcair, l’ont mis à la porte, mais la direction du parti a réussi à le faire remplacer par son candidat. La bureaucratie du NPD avait tiré des leçons de l’ascension de Corbyn en Grande-Bretagne et de Sanders aux États-Unis, et a décidé de réformer par le haut pour empêcher la révolution par le bas. Jagmeet Singh a remporté la direction du parti en faisant campagne sur une plate-forme qui était à gauche de tout ce que le NPD avait proposé depuis des décennies. La plate-forme relativement à gauche et la bonne performance de Singh aux débats ont aidé le NPD à faire grimper ses appuis de 10% à plus de 15%, mais n’ont pas arrêté la tendance générale au déclin. Derrière les politiques d’assurance-médicaments nationale, d’impôt sur la fortune et de fonds pour les Autochtones, se trouvaient les mêmes vieux apparatchiks qui ont mené aux échecs passés. Singh répétait sa cassette qu’il allait tenir tête aux riches et aux puissants, mais ses gestes ont montré à maintes reprises qu’il s’agissait de paroles vides.

En cette époque de crise et de polarisation, les politiques défendues par un politicien sont moins importantes que sa capacité perçue à tenir tête à l’establishment. D’une certaine manière, cela reflète une compréhension élémentaire de la part des travailleurs, à savoir que la chose la plus importante est quelle classe contrôle le pouvoir d’État. Quiconque fait de belles promesses sans dire à qui il tiendra tête pour les réaliser est sûr d’être un vendu. La population n’a pas de définition scientifique claire de ce qu’est « l’establishment » et est donc ouverte à la manipulation par des démagogues de droite. Mais ce manque de compréhension pourrait être facilement comblé si les organisations de masse expliquaient que l’establishment est la classe dirigeante capitaliste, et mobilisaient les travailleurs pour les affronter. Bernie Sanders montre que cela peut être fait. Mais la bureaucratie du NPD est génétiquement incapable de tenir tête aux patrons et aux banquiers et capitule à répétition face aux décisions difficiles.

D’un océan à l’autre, le NPD s’est montré incapable de se ranger du côté des travailleurs. En Alberta, le gouvernement néo-démocrate de Rachel Notley est devenu le promoteur des sociétés pétrolières et d’un gel des salaires dans le secteur public. En Saskatchewan, le NPD n’a pas pu soutenir une loi anti-briseurs de grève en plein milieu du lock-out de Co-op à Regina. Le NPD de la Colombie-Britannique s’est opposé à juste titre à l’oléoduc Trans Mountain, désormais nationalisé, mais a ensuite défendu l’oléoduc LNG, qui fait appel à la fracturation, nuisible pour l’environnement, et qui viole la souveraineté des Wet’suwet’en. Le NPD ontarien a passé plus de temps à discipliner ses députés pour s’être tenu à côté de pancartes qui disaient « Fuck Ford » qu’à lutter pour faire tomber le régime Ford. Il n’est pas surprenant qu’un parti qui perd son temps à dénoncer l’érection de fausses guillotines n’arrive pas à tirer parti de l’humeur de colère qui règne dans la société.

Le NPD fédéral de Jagmeet Singh n’est pas moins décevant que ses cousins provinciaux. En réponse à la lutte héroïque des Wet’suwet’en, Singh n’arrivait pas à dire s’il soutenait ou non le gazoduc LNG (il s’avère que oui). Lorsqu’on l’a interrogé sur les raids de la police sur les défenseurs des terres, tout ce qu’il a pu dire, c’est « Je soutiens l’État de droit ». Mais justement, le problème, c’est l’État de droit colonial! C’est précisément lui qui opprime les peuples autochtones depuis des siècles et viole leurs droits territoriaux. Singh a l’air d’un hypocrite total qui attaque Trudeau au sujet des pipelines, mais qui ignore John Horgan, le premier ministre néo-démocrate de la Colombie-Britannique. En ce qui concerne le nouvel ALENA, le NPD a totalement abandonné sa politique traditionnelle d’opposition au libre-échange au profit des entreprises. La ministre libérale Freeland a même félicité le NPD pour avoir contribué à accélérer l’approbation de l’accord, alors que celui-ci ne fait rien pour empêcher la sous-traitance dans le secteur automobile, augmente les profits des sociétés pharmaceutiques au détriment des consommateurs et facilite la privatisation des services gouvernementaux.

Alors que la direction du parti tente d’afficher un visage de gauche, elle a pris soin d’empêcher toute personne ayant des antécédents de gauche anti-establishment de se présenter au parti. Elle a bloqué la candidature de l’ancien président de la Fédération du travail de l’Ontario, Sid Ryan, et d’un bon nombre d’autres militants de gauche et pro-Palestine. Pour couronner le tout, elle a récemment annulé le congrès du parti, violant ainsi sa constitution. Réunis, tous ces éléments rendent le NPD repoussant pour les travailleurs et les jeunes qui cherchent à lutter.

Compte tenu de ce qui précède, quelle position les marxistes devraient-ils adopter à l’égard du parti travailliste canadien? Il est clair que les meilleurs travailleurs et jeunes ne sont pas actuellement actifs au sein du parti et que les révolutionnaires devraient principalement consacrer leurs énergies aux domaines les plus importants de la lutte. Si la lutte des classes est analogue à un champ de bataille, une armée efficace concentrera ses forces là où elle peut remporter les plus grands succès. Mais cela ne signifie pas que nous devons faire une croix sur le NPD ou prôner l’abstention lors des élections.

La droite du mouvement syndical utilise les échecs du NPD pour justifier un vote stratégique pour les libéraux. Notre vieil ami Jerry Dias est à l’avant-garde de cette démarche pour soutenir le principal parti des capitalistes, mais il a également reçu l’aide du président sortant du Congrès du travail du Canada, Hassan Yussuff. Les partisans du vote « stratégique » se donnent souvent une couverture de gauche en utilisant les arguments de la gauche abstentionniste, en disant qu’il n’y a pas de différence entre le NPD et les libéraux. C’est faux. La critique de la direction du NPD est correcte, mais l’abstention relève de l’ultra-gauchisme. Malgré les trahisons de la direction du NPD, le parti a toujours un lien organique avec la classe ouvrière syndiquée. L’ironie est que les mêmes dirigeants syndicaux qui répètent les critiques justes de la direction du NPD soutiennent ensuite les libéraux, dont la liste des crimes ne connaît pas de fin. De plus, ces bureaucrates auraient le pouvoir de changer la politique du NPD. Si les syndicats le souhaitaient, ils pourraient facilement mener une campagne fructueuse pour que le parti adopte des politiques socialistes. Le vote stratégique pro-libéral aux élections de 2018 en Ontario a joué un rôle important dans la division du vote anti-conservateur, permettant à Doug Ford de remporter l’élection. Il est essentiel de prendre clairement position contre tout vote en faveur des libéraux.

Bien qu’il ne soit pas théoriquement exclu qu’un nouveau parti politique de gauche puisse voir le jour, ce n’est pas une perspective probable à court terme. D’un côté, le NPD est trop à droite pour attirer les jeunes et les travailleurs radicalisés, mais de l’autre, il est trop à gauche pour laisser la place à une nouvelle formation électorale comme Podemos ou France Insoumise. Les domaines de lutte les plus probables sont actuellement en dehors du parti et en dehors de la politique électorale. Il faut suivre l’évolution de la situation et critiquer le NPD d’une manière qui ne nous isole pas au cas où les mouvements extérieurs commenceraient à se refléter à l’intérieur du parti. Mais en même temps, ce serait une grave erreur pour les socialistes d’être trop étroitement associés au NPD et de s’aliéner ainsi ceux qui entrent dans la lutte.

Au Québec, le NPD est revenu à la case départ. En 2011, la « vague orange » a balayé le Québec alors que les travailleurs se sont tournés vers le parti pour voir si des politiques de classe pouvaient résoudre leurs problèmes. Ce tournant potentiel s’est produit juste un an avant le formidable mouvement de grève étudiante de 2012 qui a fait descendre plus de 300 000 personnes dans les rues et a finalement fait tomber les libéraux de Jean Charest. Si le NPD fédéral s’était tourné vers cette lutte, avait adopté des politiques socialistes qui répondaient aux besoins des travailleurs québécois, tout en défendant le droit à l’autodétermination du Québec, alors le NPD aurait pu solidifier son lien avec la conscience de ces travailleurs. Mais au lieu de cela, l’ancien libéral québécois Mulcair a ordonné aux députés du NPD de se taire pendant la grève étudiante et de ne pas critiquer son ancien patron. Le virage à droite du parti a conduit le NPD à passer de 59 sièges à 16 en 2015, à un seul siège pour le Québec en 2019.

En 2011, la « vague orange » a balayé le Bloc Québécois de la carte et a presque détruit le parti. C’était un symptôme de l’impasse dans laquelle se trouvait la lutte entre le fédéralisme et l’indépendance qui a dominé pendant 40 ans tous les débats politiques dans la province, à l’échelle fédérale et provinciale. Mais le Bloc a réussi à effectuer une remontée en 2019, en remportant 32 sièges et en se classant deuxième derrière les libéraux.

Cependant, le retour du Bloc ne signifie pas une hausse de la popularité de l’indépendance. Le chef du Bloc, Yves-François Blanchet, a plutôt minimisé l’importance qu’accorde le parti à la souveraineté, affirmant que l’indépendance n’était « pas le mandat que beaucoup de Québécois nous confient ». Le Bloc a plutôt mené une campagne axée sur les questions d’identité et sur la défense de la loi 21. La renaissance du Bloc après presque une décennie de crise reflète un rééquilibrage général de la politique québécoise, notamment avec l’arrivée au pouvoir de la Coalition avenir Québec (CAQ).

Nouvelles dynamiques au Québec

La victoire de la CAQ aux élections québécoises de 2018 a marqué la fin d’une ère de 50 ans dans la politique québécoise. Les deux partis traditionnels de l’establishment, les libéraux bourgeois-fédéralistes et le Parti québécois bourgeois-nationaliste, ont tous deux subi la pire débâcle de leur histoire. Pendant plus de 40 ans, ces deux partis ont recueilli ensemble de 80 à 90% des voix. Mais cette fois, leurs résultats combinés se sont effondrés à seulement 42%. Les partis se sont révélés être les deux faces d’une même médaille capitaliste, s’attaquant aux travailleurs, instaurant l’austérité et adoptant des lois de retour au travail. Leurs piètres résultats reflètent le rejet par les travailleurs québécois du « centre » et de l’establishment.

Ce rejet massif du PQ, alors que le parti n’a pratiquement pas été au pouvoir au cours des 15 dernières années, est le reflet de la crise profonde qui touche le mouvement nationaliste. Pendant des décennies, le PQ a réussi à maintenir sa « coalition nationale » en luttant pour la souveraineté. Mais la lutte des classes a fini par déchirer le parti. Au pouvoir, le parti a imposé l’austérité et s’est attaqué aux travailleurs. De plus, depuis 25 ans, toutes les principales luttes dans la province sont centrées sur des questions de classe. De plus en plus de travailleurs et de jeunes considèrent que leurs principaux ennemis sont les capitalistes québécois et le gouvernement provincial. Par conséquent, l’intérêt pour la question de l’indépendance a diminué, et avec lui l’intérêt pour le PQ. Reflétant la polarisation de la société et le rejet du statu quo, le PQ a perdu du terrain au cours de la dernière période au profit des partis nationalistes à sa droite (ADQ/CAQ) et à sa gauche (Québec solidaire).

Mais c’est finalement la CAQ qui a le mieux su tirer profit de ce climat anti-establishment au Québec. Se présentant comme un parti du « changement », elle a également joué la carte populiste de droite de la défense de « l’identité québécoise », tout en promettant de ne pas organiser de référendum. Elle a ainsi réussi à attirer des électeurs tant péquistes que libéraux. Depuis son arrivée au pouvoir, le premier ministre François Legault s’est presque exclusivement concentré sur des attaques contre les immigrants et les minorités, notamment avec le tristement célèbre projet de loi 21, l’interdiction des symboles religieux pour certains travailleurs du secteur public. Malheureusement, le parti a plutôt bien réussi à gagner l’appui des travailleurs en se faisant passer pour le défenseur de « l’identité québécoise », et la loi 21 semble jouir d’une certaine popularité dans la province. Pourquoi?

Il est tout à fait erroné de dépeindre le Québec comme particulièrement raciste, et les statistiques montrent que le sentiment raciste est tout aussi répandu dans les autres régions du Canada. La principale raison de la popularité du projet de loi est que tout au long des interminables débats sur l’interdiction des symboles religieux dans le secteur public, il n’y a eu pratiquement aucune opposition de principe à ce projet de loi. QS a tergiversé sur la question pendant des années, et il a fallu une révolte de la base pour que les dirigeants soient obligés de s’opposer clairement à toute interdiction des symboles religieux. Malgré ce changement de position officiel, le parti semble avoir accepté l’adoption de la loi 21. Certains syndicats importants ont maintenant dénoncé la loi, mais n’ont pris aucune mesure concrète pour s’y opposer. Si cette loi est normalisée sans résistance, cela créera un terrible précédent pour le mouvement.

Il n’y a rien de progressiste dans les politiques nationalistes identitaires comme le projet de loi 21. Interdire aux femmes musulmanes portant un voile d’être enseignantes ne fait rien pour promouvoir la laïcité ou mettre fin à l’oppression des femmes. Les dirigeants de QS en particulier devraient expliquer que la CAQ tente de diviser les travailleurs en s’attaquant aux minorités. En dénonçant la CAQ et en appelant à un mouvement contre la loi, QS pourrait gagner en popularité, surtout quand la CAQ attaquera inévitablement l’ensemble de la classe ouvrière.

Le premier ministre Legault a vécu une certaine lune de miel depuis son élection, grâce à un léger boom économique et au plus grand excédent budgétaire de l’histoire de la province. Legault a été libre de se concentrer sur sa politique sociale réactionnaire sans avoir à appliquer sa politique économique réactionnaire. L’austérité a été retardée, mais pas évitée. Alors que le chômage reste faible et que les salaires ont augmenté au cours de la période passée, le capitalisme québécois est relativement faible et sera fortement touché par le ralentissement économique à venir. On peut déjà entrevoir cette faiblesse dans la débâcle de Bombardier, qui malgré toute l’aide apportée par l’État, a licencié des milliers de travailleurs et a été obligé de se vendre à la pièce.

La victoire de la CAQ représente un remaniement de la politique québécoise. Au sein du mouvement nationaliste, les questions d’identité prévalent désormais sur la question de l’indépendance, qui enregistre son plus faible soutien depuis des décennies. Le succès renouvelé du Bloc est un symptôme de ce remaniement. On ne sait pas encore quelle sera la contrepartie stable du nationalisme de droite de la CAQ. Une résurgence du PQ semble peu probable. Le PQ semble n’avoir aucune raison propre d’exister. La capacité des péquistes à se faire passer pour des sociaux-démocrates est maintenant compromise par l’essor de QS, et leurs tentatives de battre la CAQ en faisant une surenchère de racisme tombent dans l’oreille d’un sourd. De plus, QS a redoublé d’efforts sur la question de l’indépendance, ce qui signifie que le PQ ne peut plus prétendre avoir le monopole de cette question déjà impopulaire.

Legault va bientôt montrer ses vraies couleurs. Il ne faut pas oublier que la CAQ est composée en très grande majorité de personnes issues du monde des affaires et qu’elle est toujours la première à réclamer des lois de retour au travail. Dans le cadre des prochaines négociations dans le secteur public, la CAQ a fait des offres salariales ridicules, inférieures à l’inflation, aux plus de 500 000 travailleurs. Un conflit est en préparation sur ce front, et il pourrait bien faire éclater la bulle politique de Legault. Une période de turbulence se profile à l’horizon au Québec et les travailleurs et les jeunes doivent être prêts à combattre les attaques de la CAQ.

À l’approche des élections provinciales de 2022, plusieurs possibilités se présentent. La CAQ pourrait devenir extrêmement impopulaire quand elle attaquera les travailleurs, révélant ainsi ses vraies couleurs et provoquant un mouvement de masse contre le gouvernement. Cela créerait un terrain fertile pour que le Québec solidaire devienne un pôle d’attraction. Cependant, il existe différentes tendances au sein de QS. Lorsque la direction du parti tente de se présenter sous un jour parlementaire modéré et raisonnable et se concentre sur la question de l’indépendance du Québec, le parti a tendance à perdre de sa pertinence et à descendre dans les sondages. Nous l’avons constaté après les élections, lorsque le congrès de QS de l’automne 2019 a voté pour une armée québécoise et s’est déplacé vers la droite sur la question de l’environnement, en adoptant des mesures axées sur le marché comme la taxe sur le carbone et le système de plafonnement et d’échange.

Cependant, lorsque la direction du QS se concentre sur des revendications de classe audacieuses et attaque l’establishment, le parti a tendance à gagner des appuis. C’est la principale leçon à tirer des élections de 2018, lorsque QS a doublé son nombre de voix en proposant la gratuité des soins dentaires, de I’éducation et des médicaments, la nationalisation des transports ruraux, etc. En réponse à un mouvement de masse contre le gouvernement, les dirigeants du QS pourraient en tirer parti en proposant un message de classe anti-establishment et audacieux. Toutefois, cette perspective optimiste n’est en aucune façon garantie, car la direction petite-bourgeoise de QS semble être tellement divorcée de la classe ouvrière qu’il est tout aussi probable qu’elle se place en queue du mouvement tout en menant une stratégie purement fondée sur des artifices parlementaires.

Les libéraux pourraient également tenter de faire un retour en tant qu’opposition au programme anti-immigrants de la CAQ. Si QS ne fait pas de la lutte contre le nationalisme identitaire de la CAQ une priorité et ne construit pas un mouvement sur cette base, cela pourrait permettre aux libéraux de renaître, en se faisant une fois de plus passer à tort pour les défenseurs des immigrants et des minorités.

La TMI au Québec continuera à plaider patiemment contre la modération de QS et pour que le parti adopte des politiques socialistes audacieuses, qui constituent le seul moyen réaliste de résoudre les problèmes des travailleurs et des jeunes.

Le sentiment d’aliénation de l’Ouest

Une autre dynamique importante née des élections fédérales a été la domination presque totale des conservateurs en Alberta et en Saskatchewan. On a alors parlé d’une nouvelle crise de l’unité nationale, les intérêts des provinces des Prairies étant ignorés au sein de la fédération. Il a même été question du « Wexit » et de la formation d’un parti indépendantiste albertain. Certains dans l’Est plaisantent sur de telles possibilités ; mais si les groupes derrière le Wexit sont petits et réactionnaires, l’aliénation est réelle. En avril 2019, environ un jeune homme sur dix dans la province était au chômage. En novembre de la même année, ce chiffre était passé à un sur cinq.

Les troubles politiques en Alberta sont le reflet naturel de la tourmente économique résultant de l’effondrement du pétrole en 2014. Pendant des décennies, les barons du pétrole albertains, corrompus et parasites, ont dilapidé les profits exceptionnels tirés du boom dans le secteur des ressources naturelles. Au lieu d’investir dans les infrastructures et de diversifier l’économie, ils ont exigé des réductions d’impôts et des subventions aux entreprises. Cela a provoqué un retour de flamme qui a abouti à l’élection du NPD en 2015, mettant fin à la dynastie des conservateurs, qui a duré 44 ans. Bien qu’ils aient été élus en tant que critiques des barons du pétrole, les sociaux-démocrates ont capitulé devant la pétroligarchie, ont abandonné les plans d’augmentation des taux de redevances pétrolières et ont fini par instituer un gel des salaires dans le secteur public. La tentative de Notley de se positionner comme la meilleure défenseure des pipelines est restée lettre morte. Étant les véritables représentants des grandes compagnies pétrolière, et non une copie bon marché comme le NPD albertain, les conservateurs unis de Jason Kenney ont remporté les élections de 2019.

Cependant, la victoire des conservateurs ne représente pas un retour à une autre dynastie générationnelle dans la politique albertaine. L’élection du NPD a représenté l’expression de processus sous-jacents profonds au sein de la province. Les politiques de classe clairement définies sont là pour durer et la classe dirigeante n’est pas toute puissante. Les Albertains ne sont pas des « rednecks » réactionnaires, comme la gauche petit-bourgeoise aime les présenter. Cependant, les habitants de la province savent comment se mettre en colère et ils savent comment se battre.

Kenney a essayé de surfer sur cette colère en blâmant les environnementalistes financés par des étrangers, les mouvements de protestation autochtones, les socialistes et les libéraux fédéraux pour tous les malheurs de l’Alberta. Il affirme que sans toutes ces influences étrangères, l’Alberta pourrait retrouver sa prospérité d’antan. Il n’est pas surprenant qu’il ne rejette aucun blâme sur les barons du pétrole parasites qui le financent. En fait, bien qu’il parle constamment de la nécessité de respecter « l’État de droit », Kenney semble oublier l’État de droit lorsque vient le temps de réclamer les 173 millions de dollars de taxes impayées que les sociétés pétrolières doivent aux municipalités en difficulté.

Les pipelines ont été présentés comme une panacée qui permettra le retour du bon temps en Alberta. Toute opposition fondée sur des préoccupations environnementales ou sur la souveraineté autochtone est présentée comme une trahison de l’ensemble de la population de la province. Mais bien sûr, il n’est jamais mentionné que pas un sou des profits de la construction de ces pipelines de plusieurs milliards de dollars n’ira dans les poches de la population.  Ces l’élite patronale qui monopolisera cet argent. L’effondrement du marché du pétrole a mené à la perte de 100 000 emplois, mais depuis lors, la production a repris. La production a atteint un pic de 15,9 millions de mètres cubes (mmc) en 2015, avant de s’effondrer à 10,2 mmc en 2016. Toutefois, les derniers chiffres situent la production à 18,4 mmc, alors que l’emploi dans le secteur devrait être inférieur de 23% à son pic. Grâce à l’évolution technologique, les patrons peuvent employer 23% de travailleurs en moins pour produire 16% de plus. Les oléoducs n’augmenteront pas comme par magie les prix mondiaux du pétrole; l’augmentation de la production n’entraîne pas une hausse de l’emploi; et avec les réductions d’impôts, l’évasion fiscale et la fraude fiscale, l’augmentation des profits des entreprises n’entraîne pas une amélioration des services gouvernementaux.

Tant que la propriété privée du secteur pétrolier se maintient, les travailleurs n’ont rien à gagner des pipelines et des profits pétroliers. Cependant, nous ne pouvons pas adopter des politiques environnementales réformistes qui reposent sur le capitalisme et qui jettent davantage de travailleurs du secteur de l’énergie au chômage, et donc dans les bras des réactionnaires de droite. La seule solution est d’exproprier la pétroligarchie parasitaire et de placer le secteur de l’énergie sous le contrôle des travailleurs pour garantir les emplois pendant que la production est réorientée vers des sources d’énergie plus écologiques. Toute infrastructure énergétique doit être le résultat de consultations communautaires approfondies, en particulier avec les communautés autochtones, en atténuant tout risque environnemental et en offrant des avantages économiques réels à toutes les personnes concernées. Un tel programme ne peut être réalisé sous l’emprise des entreprises et du profit privé.

La preuve que l’Alberta a changé de manière décisive se trouve dans la chute rapide de la popularité du gouvernement des conservateurs unis. Kenney a déclenché une guerre contre la classe ouvrière, qui doit payer pour les subventions aux grandes entreprises. Les baisses de salaires, les licenciements massifs, les augmentations des frais de scolarité et les réductions de services sont tous mis en œuvre pour financer 4,5 milliards de dollars de réductions d’impôts sur les sociétés. Cela a déjà entraîné une baisse de 15 % des appuis aux conservateurs unis, et une diminution de 18 % de la cote d’approbation personnelle de Kenney. Les appels à une grève générale lancés par l’Alberta Federation of Labour et l’Alberta Union of Provincial Employees gagnent du terrain. Et c’est la situation qui s’est développée avant même qu’un effondrement mondial ne fasse chuter les prix du pétrole. L’Alberta est prête pour une période d’âpre lutte des classes.

La crise de la direction en Ontario

En Ontario, toutes les classes souffrent d’une crise aiguë de leadership. La classe dirigeante est coincée avec le bouffon gaffeur Doug Ford, dont le gouvernement n’est même pas capable de produire des plaques d’immatriculation fonctionnelles. Mais la direction de la classe ouvrière est tout aussi mauvaise. Le NPD dirigé par Horwath n’a pas su tirer parti de l’impopularité de Ford, et la direction syndicale se montre incapable d’exploiter la colère qui est objectivement suffisante pour faire tomber le gouvernement.

Ford a pris le pouvoir en mentant ouvertement aux Ontariens. Il a dit qu’il n’y aurait pas de coupes, seulement des « gains d’efficacité », et que personne ne perdrait son emploi. Il s’est ensuite attaqué à tous les secteurs de la classe ouvrière, aux opprimés et aux jeunes. Il est assez remarquable qu’après seulement 12 mois au pouvoir, les gens aient compris les mensonges de cette pâle copie de Trump. Après avoir obtenu 41% des suffrages aux élections, la popularité de Ford est maintenant à un peu plus de 20% et il est le premier ministre le plus impopulaire au Canada. Il est épatant que cet homme politique « populiste » se fasse huer chaque fois qu’il se montre en public, notamment par des centaines de milliers de fans de basket-ball lors du défilé de la victoire des Raptors de Toronto.

Compte tenu de cette opposition massive de la classe ouvrière, on pourrait penser que la direction de la Fédération du travail de l’Ontario et des autres grands syndicats organiserait un mouvement de grève générale de masse pour mettre fin aux coupes et faire tomber Ford. Au lieu de cela, ces bureaucrates ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour freiner la lutte. Après l’élection de Ford, les marxistes ont avancé le slogan « À bas Ford », car nous avons compris la dynamique inévitable de la lutte. À l’époque, certains gauchistes pensaient que cette revendication était prématurée, mais le revirement dans l’opinion publique a montré que les perspectives marxistes étaient totalement correctes. Cependant, certains gauchistes s’opposent toujours à la revendication de la démission de Ford, même si elle est manifestement liée à la conscience actuelle des travailleurs. L’appel à attendre les prochaines élections ne peut être dû qu’à un désir de donner une couverture de gauche à la bureaucratie syndicale, ou de maintenir le fonctionnement de la démocratie bourgeoise contre l’action de masse des travailleurs. Les travailleurs ne peuvent pas attendre jusqu’en 2022, alors qu’ils souffrent sous le régime de Ford. Une lutte pour une grève générale d’une journée contre les coupes et pour faire tomber Ford gagnerait un soutien massif s’il existait une direction authentique.

La grève des enseignantes a montré le pouvoir de la classe ouvrière. Le 21 février, plus de 200 000 enseignantes ont participé à la plus grande grève depuis la grève générale contre Mike Harris à Toronto en 1996. Contrairement aux précédentes grèves du secteur public, celle-ci a bénéficié d’un soutien massif de la part des parents et de la population. La population est totalement opposée à l’augmentation de la taille des classes et aux autres réductions de la qualité de l’éducation par Ford. Mais au lieu d’intensifier et de profiter de l’élan, les enseignantes du primaire ont fait une pause de deux semaines dans leur grève. Même des mères de famille de la classe moyenne ont été entendues sur des plateaux de télévision à dire que les enseignantes devraient faire tout leur possible pour aller jusqu’au bout. Les partisans de la désescalade des moyens de pression la justifient sous le prétexte qu’elle ne déclenchera pas de loi de retour au travail. Mais comme on l’a vu avec la grève du STTP, il se peut que rien n’empêche l’adoption d’une telle loi. Le danger réside dans le fait qu’en prolongeant la lutte, les gens peuvent devenir frustrés et ambivalents. Les syndicats doivent se préparer à défier une éventuelle loi de retour au travail, et faire de leur désobéissance le déclencheur d’une grève de solidarité générale sur des questions que le public soutient massivement. Un tel mouvement suffirait à lui seul à faire tomber le régime Ford.

Le NPD ontarien semble être à la dérive en mer avec un capitaine qui dort sur le gouvernail. Après avoir échoué de peu à remporter les élections de 2018 en raison de son incapacité à attaquer l’establishment capitaliste, combinée au sabotage de la faction ayant défendu le vote stratégique, le parti a sombré à la troisième place. Comment Horwath peut-elle justifier de rester à la tête du parti alors que le NPD est moins populaire que Doug Ford et les libéraux, qui n’ont même pas de chef? Mystère.

Cette contradiction entre la colère objective de la société et la faillite subjective de la direction des travailleurs ne peut pas durer indéfiniment. Le désir des travailleurs de se battre peut être freiné par une bureaucratie, mais la lutte finit par trouver un chemin. Il est impossible de prédire exactement quelle partie du mouvement sera la première à entrer dans une lutte décisive avec le gouvernement. Les syndicats d’enseignants pourraient être contraints d’aller plus loin que ne le souhaite leur direction proche des libéraux. Une direction militante pourrait surgir dans une section syndicale et montrer au reste du mouvement comment s’y prendre. Ou bien il pourrait y avoir une explosion indépendante du mouvement syndical, via les élèves du secondaire ou les étudiants universitaires, sur la question de l’environnement, ou littéralement sur n’importe quelle injustice. La colère des travailleurs n’a besoin que d’une étincelle et d’un débouché pour créer une lutte de masse.

La révolution, pas la réconciliation

Après des siècles de mensonges, de trahisons, de vols, de colonialisme et de génocide, les Autochtones se soulèvent contre les abus des entreprises et l’État capitaliste. La lutte des Wet’suwet’en est devenue le pôle d’attraction de toute la colère accumulée au fil des générations. L’hypocrisie et les mensonges du gouvernement Trudeau ont été mis à nu. Trudeau est arrivé au pouvoir sur la promesse d’une réconciliation, mais au bout du compte, les intérêts des grandes entreprises l’emportent toujours sur toute question de souveraineté autochtone. De nombreux sites Web satiriques ont souligné comment les libéraux sont hypocrites et ridicules de faire des reconnaissances de droits territoriaux avant d’envoyer la GRC envoyer des territoires autochtones. Les Unist’ot’en ont tout à fait raison lorsqu’ils disent que la réconciliation est morte, mais la révolution est bien vivante.

L’un des aspects les plus impressionnants du mouvement des Wet’suwet’en est le vaste soutien qu’il a reçu des travailleurs non autochtones, et en particulier des jeunes. Les sondages indiquent que ce soutien s’élève à environ 40%, ce qui est bien plus élevé que pour les mouvements autochtones précédents. Les actions de solidarité de masse à travers le pays ont été impressionnantes. Ces actions sont généralement menées par de jeunes Autochtones radicalisés, mais elles sont ouvertes à tous, et les Wet’suwet’en ont appelé tout le monde à se joindre à la lutte. C’est exactement la bonne approche pour créer un mouvement de masse, et elle contraste fortement avec l’approche « chacun ses oignons » de l’intersectionnalité et des politiques identitaires. Les jeunes Autochtones sont à la tête de la lutte de solidarité des Wet’suwet’en parce qu’ils sont organiquement les mieux informés sur cet enjeu, et non à cause de règles artificielles ou de tentatives d’exclusion.

Tout comme le blocus de Co-op à Regina, les Wet’suwet’en ont découvert que la loi et la primauté du droit bourgeois sont une impasse. La « primauté du droit » a été le slogan de toutes les actions génocidaires de l’État canadien pour lesquelles les politiciens libéraux présentent aujourd’hui des excuses hypocrites. Il y a le droit des capitalistes, que l’État applique par la violence policière, mais il y a aussi le droit des formes traditionnelles de gouvernance autochtone, qui est appliqué par des actions de masse bloquant les réseaux ferroviaires, les routes, les ports et même l’assemblée législative de la Colombie-Britannique. Nous pouvons ajouter qu’il y a aussi le droit des travailleurs, appliqué par les piquets de grève durs et la stigmatisation des briseurs de grève. Les non Autochtones ont soutenu la lutte non seulement en raison des demandes légitimes des Wet’suwet’en, mais aussi parce qu’ils combattent les mêmes ennemis que nous tous : l’État et les entreprises.

Les commentateurs bourgeois ont, dans leur propre langage hyperbolique, souligné les conséquences révolutionnaires de réprimer le droit de manifester. Comme ils ont souligné : si le gazoduc LNG entraîne autant de chaos, quelle sera la réaction face au gazoduc nationalisé Trans Mountain, dont les coûts viennent de gonfler de 7,4 à 12,6 milliards de dollars? Le fait que le coût pour mettre fin au scandale des avis d’ébullition d’eau dans les réserves soit inférieur à 3,5 milliards de dollars met les priorités du gouvernement en perspective. On dit que ceux qui rendent tout changement impossible dans les confins de la loi rendent la révolution inévitable. Pour les Autochtones, les travailleurs, les immigrants, tous les groupes opprimés et les jeunes, les possibilités de changement au sein du système sont de moins en moins nombreuses – et ce sont les capitalistes eux-mêmes qui éliminent ces options sûres et légales.

Face à la désobéissance des masses, la bourgeoisie est divisée sur la manière d’agir. C’est toujours le cas lorsqu’un secteur de la classe dirigeante dit que des réformes sont nécessaires sans quoi il y aura une révolution, et que l’autre dit qu’il faut sévir sans quoi il y aura une révolution. Ils ont tous les deux raison et ils ont tous les deux tort. Les conservateurs fédéraux ont appelé à sortir la matraque et à rétablir l’ordre par la répression. Le chef conservateur sortant, Andrew Scheer, a rejeté la responsabilité des blocages sur des « activistes radicaux » qui ont le luxe de protester et devraient « prendre acte de leur privilège » (« check their privilege »). C’est assez aberrant venant d’un homme qui vit dans un manoir financé par le gouvernement et qui a été forcé de démissionner en disgrâce après avoir dépassé son budget de dépenses de 700 000 dollars pour envoyer ses enfants dans une école privée.

Les libéraux critiquent à juste titre les conservateurs, car une approche aussi musclée risquerait de faire des victimes et de propager le mouvement encore davantage. Mais la critique des libéraux provient de la même base de classe bourgeoise, et d’un désir d’atteindre le même résultat final. Ils ont tenté de noyer le mouvement dans des platitudes en espérant que la fatigue combinée à l’intervention de représentants des conseils de bande favorables aux libéraux pourrait désamorcer la situation. Mais les jeunes Autochtones perdent de plus en plus confiance dans les membres « élus » des conseils de bande qui représentent le système de la Loi sur les Indiens; un système qui a été imposé aux Autochtones avec l’intention de détruire leurs formes traditionnelles de gouvernance.

Sans le soutien actif des organisations de masse de la classe ouvrière, les luttes comme celle des Wet’suwet’en se soldent le plus souvent par une défaite, sans qu’il y ait faute de leur part. Les Autochtones représentent moins de 5% de la population canadienne et ne peuvent pas vaincre la puissance de l’État canadien à eux seuls. De plus, si le NPD ne soutient pas activement la lutte et n’explique pas les enjeux à la masse des travailleurs, l’opinion publique se retournera inévitablement contre les défenseurs des terres.

De façon scandaleuse, le NPD de la Colombie-Britannique fait la promotion du gazoduc LNG et est favorable à l’utilisation de la force contre le camp Unist’ot’en. Le premier ministre de la Colombie-Britannique, Horgan, a refusé de rencontrer les chefs héréditaires. Le chef du NPD fédéral, Jagmeet Singh, soutient également le gazoduc et a déclaré qu’il était légitime parce qu’il avait le soutien du conseil de bande – ignorant la souveraineté de la gouvernance traditionnelle sur les territoires non cédés. Alors que Singh a demandé à Trudeau de rencontrer les Wet’suwet’en, il est resté totalement silencieux à l’égard de Horgan. En fait, la direction du NPD fédéral ne soutient pas la lutte légitime des Wet’suwet’en. Leur position est de simplement avoir plus de discussions pour avoir plus de discussions, jusqu’à ce que tout le monde s’ennuie et rentre chez lui.       

Un certain nombre de syndicats se sont prononcés en faveur des Wet’suwet’en, ce qui est encourageant. Mais les mots ne suffisent pas. Teamsters Canada, qui représente les travailleurs du rail, n’a même pas atteint ce degré de solidarité et a scandaleusement appelé le gouvernement fédéral à intervenir pour remettre le réseau ferroviaire en marche. En pratique, ils se sont rangés du côté de l’entreprise qui licencie les travailleurs du rail et de l’État qui légifère pour leur retour au travail. Pour gagner, les syndicats et le NPD auraient dû s’unir dans l’action avec les luttes autochtones et les relier aux besoins plus généraux de la classe ouvrière. Les cheminots, les débardeurs et les travailleurs des transports en général devraient faire grève ensemble, avec les Wet’suwet’en, et ajouter leurs propres revendications contre les licenciements et le contrôle corporatif. Le NPD devrait exiger la nationalisation et le contrôle des infrastructures par les travailleurs afin de parvenir à un accord équitable avec les communautés autochtones, de travailleurs à travailleurs. Une direction ouvrière et un soutien sans équivoque sont essentiels pour gagner la bataille de l’opinion publique contre les entreprises et l’État qui nous oppriment tous. Quelle que soit l’issue, les manifestations de solidarité spontanées marquent un important pas en avant dans la prise de conscience de ce qu’il faut faire pour gagner.

Pas facile d’être jeune

L’agonie du capitalisme est particulièrement ressentie par les jeunes. Le chômage chez les jeunes est invariablement deux fois plus élevé que dans la population générale. Les frais de scolarité augmentent constamment à des taux bien supérieurs à l’inflation. Les frais moyens ont augmenté de 40% au cours des dix années précédant 2016. La montée en flèche des loyers dans les grandes villes affecte particulièrement les jeunes travailleurs et les étudiants qui tentent de quitter le foyer familial. Le loyer moyen d’un appartement d’une chambre à coucher à Toronto s’élève maintenant à 1374 dollars par mois. Cela représente une hausse de 45% depuis 2011. D’autres rapports ont montré que le prix médian d’un appartement d’une chambre à coucher annoncé sur le marché est de 2300 dollars, ce qui frappe particulièrement les jeunes. La perspective d’accéder à la propriété est une chimère pour les jeunes des grandes villes. La génération actuelle n’est pas seulement plus pauvre que ses parents, mais aussi que ses grands-parents. 

En réponse, un anticapitalisme sain a émergé parmi les jeunes. Soixante-trois pour cent des moins de 35 ans ont une vision positive du socialisme, tandis que 51% ont une vision négative du capitalisme (24% ont une vision « très négative »). Tous ces développements se sont produits au cours d’un « boom ». L’idée que le capitalisme peut apporter des améliorations est de plus en plus étrangère à la jeune génération, qui n’a pas de souvenir adulte d’un tel phénomène. Lorsque le nouveau ralentissement mondial se produira, il ne manquera pas de radicaliser encore davantage la jeune génération, qui n’avait déjà pas beaucoup confiance dans le capitalisme.

Nous commençons à voir émerger un phénomène mondial de mobilisation politique massive des jeunes. Plus de 100 000 élèves du secondaire de l’Ontario ont fait la grève en raison des réductions budgétaires dans le secteur de l’éducation. Les jeunes ne sont pas seulement politisés par des questions économiques. Des milliers d’élèves ont débrayé en Alberta en réponse aux attaques de Jason Kenney contre les alliances gai-hétéro. Il y a eu un débrayage similaire de 38 000 élèves en réaction aux changements apportés par Doug Ford aux cours d’éducation sexuelle, qui visaient à attaquer les étudiants transgenres.

Le mouvement de jeunes le plus impressionnant est probablement celui pour le climat. Les jeunes considèrent les changements climatiques comme une menace existentielle et se tournent de plus en plus vers des solutions radicales. Le fait que les 100 plus grandes entreprises produisent plus de 70% des émissions de GES est bien connu. Le 27 septembre, 500 000 personnes ont participé à la marche du climat à Montréal, et des centaines de milliers dans d’autres villes du Canada. Cela montre que l’environnement n’est plus une question marginale. Trudeau a eu le culot de se présenter à la manifestation, forçant les gens à dire : « Contre qui manifeste-t-il, lui-même? Il a construit un pipeline! » Les jeunes commencent à rejeter les politiques fondées sur le marché, comme la taxe sur le carbone ou le système de plafonnement et d’échange, qu’ils jugent bien trop modérées pour faire avancer les choses. Ce n’est qu’en expropriant les principaux pollueurs et en élaborant un plan environnemental socialiste que nous pourrons réellement résoudre le problème.

Nous avons commencé ce document en expliquant que si le monde est dans une période révolutionnaire, le Canada est relativement en retard dans son développement. Cependant, il ressort clairement de notre analyse que cette situation est sur le point de se transformer en son contraire. Les contradictions de classe se manifestent avant même que la récession n’ait frappé, et quand ce sera le cas, le Canada sera dans une position bien pire qu’en 2008. Au lendemain de la Grande Récession, la bureaucratie syndicale a invité les travailleurs à se rappeler des beaux jours pour les encourager à garder la tête baissée. Mais dans la situation actuelle de boom anémique, une nouvelle récession risque plus de soulever la colère des travailleurs et de conduire à d’âpres mouvements défensifs et d’occupations d’usines. De plus en plus de secteurs de la société commencent à remettre en question la loi bourgeoise, et à envisager la désobéissance. Les débuts d’une conscience révolutionnaire se développent.

La force la plus conservatrice de la société est la direction syndicale et sociale-démocrate. Trotsky a expliqué que sans ces bureaucrates, le capitalisme ne pourrait pas survivre une semaine. La crise de la direction de la classe ouvrière est le facteur le plus important, qui conditionne chaque élément de la lutte. Les marxistes au Canada ont fait des progrès impressionnants ces dernières années, mais nous sommes beaucoup trop petits et trop inexpérimentés pour être l’élément décisif à ce stade-ci. Sans direction révolutionnaire compétente, le mouvement sera prolongé et subira de nombreuses défaites. Mais comme le capitalisme est incapable de régler les problèmes de la classe ouvrière, le mouvement se relèvera inévitablement après chaque défaite. Les armées vaincues apprennent bien.

C’est armés d’un sentiment d’urgence que nous devons construire l’organisation révolutionnaire. Sans direction révolutionnaire à la tête des organisations ouvrières, la crise se prolongera et entraînera beaucoup de misère et de souffrances. Mais pour bâtir cette direction révolutionnaire, il ne s’agit pas que de croître numérique. Nous devons aussi bâtir les forces du marxisme sur le plan qualitatif, grâce à l’éducation. Nous devons former des cadres révolutionnaires qui ont appris les principales idées du marxisme et peuvent les appliquer au mouvement vivant et changeant. Nous avons besoin d’étudiants qui soient prêts à lutter contre l’élitisme universitaire et à faire tout ce qui est en leur pouvoir pour apprendre de la classe ouvrière. Nous avons besoin de combattants de la classe ouvrière qui peuvent convaincre leurs collègues de la nécessité du socialisme et les éduquer de façon à ce qu’eux-mêmes puissent répandre ces idées. Nous construisons une organisation qui réunit les combattants les plus dévoués de toutes les couches des opprimés. Si vous êtes d’accord avec les idées du présent document, nous vous invitons à rejoindre la lutte pour le renversement du capitalisme, à rejoindre la Tendance marxiste internationale.

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