Leçons d’Espagne : introduction de Ted Grant et Ralph Lee

Cet article est l’introduction à la brochure de Trotsky, Leçons d'Espagne : dernier avertissement (1937), écrite par Ted Grant et Ralph Lee. Ils étaient tous deux membres de la Ligue internationale des travailleurs (Workers' International League – WIL), le prédécesseur de la Tendance marxiste internationale. L’introduction de Ted et Ralph reçut les félicitations de Trotsky dans une lettre à la WIL en 1938, qui fut supprimée et cachée pendant 80 ans avant de se retrouver finalement dans les mains de ses propriétaires légitimes.

Voir cette lettre et l’introduction d’Alan Woods expliquant l’incroyable histoire derrière sa redécouverte.

Sous couvert de l’agitation d’une « alliance pour la paix », le front populaire [1] de Grande-Bretagne fait ses premiers pas dans l’arène politique. Les libéraux ouvrent grand leurs oreilles, les dirigeants du Labour Party s’opposent vigoureusement au projet et le Parti communiste, qui est à l’origine de cette agitation, utilise toutes les ressources à sa disposition pour créer le front populaire. Il est impératif que les travailleurs britanniques tirent les conclusions des événements en Espagne et examinent l’expérience du front-populisme dans le cadre de la guerre civile, et ce, afin de se préparer à affronter les problèmes de demain.

Léon Trotsky, dans une série d’articles et de brochures sur la situation en Espagne, a constamment indiqué la voie à suivre pour que les masses espagnoles vainquent le fascisme. Il a insisté pour que le parti ouvrier révolutionnaire – le seul guide sur cette voie – se positionne à la tête des masses espagnoles en éveil. Trotsky conclut ainsi sa brochure La révolution espagnole et les tâches des communistes, écrite en 1931 : « Si l’on veut arriver à bout de tous ces problèmes, trois conditions se posent : un parti ; encore un parti ; toujours un parti. »

Les conditions pour une victoire des travailleurs sur la réaction, ainsi sommairement résumées, sont toujours absentes : telle est la leçon qu’il faut imbriquer dans la conscience de la classe ouvrière en Grande-Bretagne comme en Espagne.

Tandis que les fascistes espagnols se préparaient ouvertement – avec l’aide de l’étranger – à porter leur coup, le gouvernement du Front populaire a de toute évidence échoué à effectuer la contre-préparation qui aurait détruit l’ennemi rapidement et facilement. L’armée a été laissée intacte aux mains des réactionnaires ; sous le nez du gouvernement du Front populaire, elle s’est dotée d’une puissante base chez les Maures [2], eux qui trouvaient les chaînes du nouveau gouvernement non moins rageantes que celles de la monarchie, sont devenues des proies faciles pour les fausses promesses de Franco. D’autre part, les dirigeants réformistes ont empêché les travailleurs de prendre les mesures qui auraient saboté les plans des fascistes, en établissant des milices ouvrières et des comités d’usine. Quand les travailleurs se sont mis en grève et quand les paysans ont pris la terre – malgré leurs dirigeants qui les suppliaient de ne pas « provoquer » la réaction, de ne pas « contrarier » leurs partenaires républicains-capitalistes dans le Front populaire –, le gouvernement a répondu par l’arrestation des grévistes, le démantèlement des meetings des travailleurs, la censure des journaux ouvriers et le meurtre de paysans. Telle est l’histoire relatée par les dépêches des journaux et les communications officielles dans les derniers mois du Front populaire avant que n’éclate la guerre civile. Ainsi, dans les mois précédant le soulèvement de Franco, le Front populaire a muselé et ligoté les masses et en a poussé un grand nombre à rejoindre les Maures dans le camp opposé au gouvernement « démocratique » qui perpétuait leur misère et leur oppression.

Ni le Front populaire ni tout autre gouvernement capitaliste ne pourrait résoudre les problèmes fondamentaux de l’Espagne moderne. Cinq millions de familles paysannes n’ayant pas suffisamment de terre – dont trois millions n’en ayant aucune – sont saignées par l’impôt et meurent de faim. Seuls l’expropriation des grands propriétaires fonciers et le redécoupage de la terre entre les paysans pauvres pouvaient atténuer la famine. Mais cette solution n’est pas applicable sous le capitalisme, car toute la structure des banques espagnoles repose sur les hypothèques immobilières, si bien que la ruine des grands propriétaires fonciers signifierait la ruine des capitalistes et des banquiers. Seul un Octobre [3] espagnol pourrait, par le coup mortel qu’il porterait à la classe capitaliste et à la classe des propriétaires fonciers, soulager la faim des masses qui périssent dans les campagnes.

Les conditions de vie des travailleurs dans les villes présentent également un problème insoluble sous le capitalisme. L’industrie espagnole, née trop tard pour concurrencer une industrie étrangère bien développée pouvant déverser des marchandises à bas prix dans des marchés jalousement protégés, est même incapable de trouver un marché intérieur, étant donné l’appauvrissement de la population paysanne. Pour sortir de leur prison de bas salaires et de chômage grandissant, Marx et Lénine nous ont appris que les travailleurs n’ont pas d’autre issue que de renverser les barrières du capitalisme et de prendre le contrôle de l’industrie.

Dans les premiers mois de la guerre civile, les travailleurs espagnols ont spontanément cherché cette issue essentielle à leur lutte contre la réaction, puisque Franco ne peut pas seulement être battu par des moyens militaires. Des mesures nécessaires pour mobiliser les masses, pour leur donner une raison de lutter, ont été mises en place : des conseils d’usine, de village et syndicaux et des tribunaux ouvriers ont été organisés ; une police et une milice ouvrières ont été initiées. Le début d’un État ouvrier a émergé afin de mener une guerre révolutionnaire contre les fascistes. Celui-ci existait en parallèle du Front populaire, défiant son autorité et lui arrachant ses fonctions.

Les partis communiste et socialiste sont venus à la rescousse du gouvernement capitaliste qui était alors menacé d’extinction. Ils sont entrés dans le gouvernement du Front populaire et Caballero [4] – acclamé comme étant « le Lénine espagnol » – est devenu Premier ministre. Pas à pas, les conquêtes des travailleurs leur ont été soutirées au nom de la « défense de la démocratie ». La milice ouvrière a été dissoute dans l’armée républicaine, les tribunaux ouvriers ont été éliminés, les corps policiers ouvriers ont été démantelés.

Le même processus s’est déroulé en Catalogne, où le POUM est entré dans le gouvernement de coalition en le présentant comme le gouvernement des ouvriers. Mais le POUM a aussi déclaré que la guerre civile était fondamentalement une question de socialisme contre capitalisme, une vérité qui sapait les bases mêmes du Front populaire. Les républicains et les staliniens se sont unis dans une vile campagne de calomnie contre le POUM, l’accusant d’être payé par Franco. Ils l’ont éjecté du gouvernement, ont supprimé sa propagande et ses journaux et ont arrêté et emprisonné ses dirigeants.

Début mai 1937, le gouvernement a déclenché son attaque provocatrice contre les travailleurs pour reprendre possession des usines et des bâtiments qui étaient sous contrôle ouvrier. La résistance des travailleurs a été brisée et la bourgeoisie a repris le contrôle total des sphères économique, politique et militaire.

Les masses espagnoles sont aujourd’hui devant une alternative : d’un côté la victoire de Franco, qui serait le début d’un régime totalitaire, et de l’autre la victoire désormais problématique d’un régime capitaliste « démocratique » qui, dans une Espagne dévastée et épuisée, ne pourrait régner que par une dictature à peine voilée. Dans les deux cas, les chaînes seront bien attachées aux chevilles des travailleurs, des paysans et des peuples coloniaux, épuisés et dupés.

Dès le début, le Front populaire a renié de son programme non seulement les mesures socialistes, mais aussi les mesures semi-socialistes. Il était ouvertement le gardien de la propriété capitaliste, faisant miroiter des plans de futures réformes pour détourner l’attention du peuple de sa misère actuelle. Le front populaire projeté en Grande-Bretagne suit le même modèle. « Toute idée de socialisme authentique devrait être mise de côté pour l’instant », a déclaré Sir Stafford Cripps [5] dans le journal Tribune (14 avril 1938) en plaidant pour un gouvernement de « front démocratique ». Le Daily Worker [journal du Parti communiste] soutient le candidat libéral dans une élection partielle contre le candidat du Labour, et s’est moqué que le Labour« “découvre” avec étonnement que les libéraux ne sont pas des socialistes, comme si les libéraux avaient déjà prétendu l’être. » (11 mai 1938)

Pour la Grande-Bretagne comme pour l’Espagne, la lutte contre le fascisme est une lutte pour le socialisme. Les plans d’armement et d’alimentation, les peurs causées par les espions et les précautions prises contre les attaques aériennes servent d’avertissement aux travailleurs : la période de « paix » touche rapidement à sa fin. La récession américaine dans l’industrie s’étend à la Grande-Bretagne ; le déclin des nouvelles émissions de capital au premier trimestre 1938 (33 000 000 Livres sterling contre 49 505 000 il y a un an) donne la mesure de la crise industrielle à venir. L’augmentation de l’emploi dans l’industrie de l’armement et du recrutement dans l’armée permet pour l’instant de cacher la montée du chômage industriel. Le déplcement du centre de gravité de l’économie nationale ne se voit pas dans les statistiques générales du commerce et de l’industrie puisque le stimulant artificiel des préparations de guerre dissimule le véritable processus d’effondrement économique. La maladie qui affecte les fondements du capitalisme en déclin produit des symptômes de fébrilité dans certaines branches d’activités industrielles. Elle est accompagnée d’une fausse sensation de bien-être apportée par la « prospérité » précédant la guerre – le délire avant la crise.

Tant que le boom précédant la guerre se prolonge et que les masses britanniques restent dans un état de passivité, les bureaucrates de droite des syndicats et du Labour Party s’opposent au front populaire. Lorsque les masses entreront en mouvement – comme c’est arrivé en Espagne et en France – et chercheront une solution socialiste combative à leurs problèmes, les bureaucrates du mouvement ouvrier n’auront aucun scrupule à suivre l’exemple de leurs homologues d’Espagne et de France et à freiner le mouvement de masse en l’orientant vers les sentiers battus du front-populisme. S’ils résistent à l’idée du front populaire aujourd’hui, ce n’est pas parce qu’il s’agit d’un abandon ouvertement traître de la prétention même à lutter pour le socialisme, mais parce qu’ils sont plutôt satisfaits de leur propre position dans la société capitaliste et qu’ils craignent que la prise du pouvoir politique ne les expose. Aujourd’hui, ils traitent les libéraux de non-socialistes ; demain, ils les excuseront et les défendront, tout en travaillant main dans la main avec eux dans la « conspiration briseuse de grève » qu’est le front populaire, comme le font déjà leurs frères réformistes du Parti communiste.

Le Parti communiste de Grande-Bretagne plaide en faveur du front populaire et soutient les libéraux sur la base d’un programme qui propose « des armes pour l’Espagne », « la défense des libertés démocratiques », et « des avancées économiques et sociales pour le peuple ». Le Front populaire au pouvoir en France n’a envoyé aucune arme en Espagne ; les esclaves coloniaux français de l’Afrique du Nord et de l’Indochine reçoivent leur part de « libertés démocratiques » sous forme de balles de fusil et de peines de prison ; le gouvernement du Front populaire en France [6] a grignoté les concessions arrachées à la classe dominante par l’action de grève des travailleurs français et a contrebalancé leurs augmentations de salaire avec des manipulations monétaires. A la place des réformes, les libéraux et les capitalistes « progressistes » proposent de grandiloquents « projets » de réformes.

Les écrits passés des dirigeants du Parti communiste prouvent qu’ils sont bien conscients du rôle traître des libéraux. Aujourd’hui, ils sont en mesure d’exploiter leur réputation combative, gagnée par le travail des membres du parti dans les luttes syndicales, afin de mener des militants ouvriers sur le chemin tracé par leurs intendants au Kremlin. Staline et compagnie sont prêts à sacrifier les aspirations socialistes de la classe ouvrière britannique dans l’intérêt d’une alliance de guerre avec la bourgeoisie britannique, et pour ce faire, ils ont ordonné un front populaire en Grande-Bretagne. Les dirigeants du Parti communiste s’empressent d’obéir ; ils contredisent carrément et effrontément leurs arguments d’il y a quelques mois. Ils manipulent consciemment et délibérément les travailleurs pour qu’ils soutiennent un gouvernement de coalition avec l’ennemi de classe, leur bandent les yeux tandis que les libéraux aiguisent l’épée qui leur sera enfoncée dans le dos.

Le Parti communiste accomplit sa sale besogne en criant « Unité ! Unité ! » Mais la classe ouvrière britannique constitue les deux tiers de la population, et pourrait rallier à elle la majorité de la classe moyenne inférieure si elle mettait en avant un programme audacieux de revendications socialistes. Les travailleurs n’ont pas besoin d’une alliance avec une quelconque partie de l’ennemi de classe, et encore moins avec les libéraux, aujourd’hui plus que jamais totalement pourris. Ils savent instinctivement que l’unité est un outil tout-puissant dans leur lutte – l’unité de la classe ouvrière. Le front populaire est une caricature d’unité. Ce dont il y a impérativement besoin aujourd’hui, c’est d’un authentique front uni sur une base de classe, unissant les travailleurs, leurs organisations et leurs partis sur un programme de lutte commune. C’est le seul moyen de défendre les droits et avantages que les travailleurs ont gagné grâce aux luttes et aux sacrifices des dernières générations. La défense victorieuse des acquis doit inévitablement mener à la bataille pour les droits complets de la classe ouvrière, à la lutte pour le pouvoir ouvrier.

L’expérience de l’Espagne constitue un avertissement et une leçon pour les travailleurs du monde entier, et surtout pour les travailleurs britanniques. Le drame d’hier en Espagne est en voie d’être répété aujourd’hui en Grande-Bretagne. Demain, le drame se jouera si les travailleurs britanniques ne réussissent pas à s’apercevoir de la nature des tâches que l’histoire a posées devant eux. Et pour se préparer à accomplir ces tâches, la classe ouvrière a besoin avant tout « d’un parti, encore d’un parti, toujours d’un parti ».

[1] Le Front populaire – ou front du peuple – était le nom donné aux coalitions entre les partis ouvriers et les soi-disant partis libéraux ou radicaux capitalistes. L’Internationale communiste a adopté la politique du Front populaire en 1935, après la débâcle ayant mené à la montée au pouvoir d’Hitler.

[2] Population arabe de l’Afrique du Nord-Ouest. Ils se sont battus pendant des années au Maroc pour leur autonomie par rapport à l’emprise espagnole. Tandis que le Front populaire n’a rien fait, Franco leur a promis l’indépendance.

[3] La révolution russe a eu lieu en octobre 1917 dans l’ancien calendrier russe.

[4] Largo Caballero, dirigeant d’une tendance de gauche dans le Parti socialiste espagnol dans les années 1930. Premier ministre de septembre 1936 à mai 1937.

[5] Stafford Cripps, député du Labour Party à partir de 1931, expulsé du parti pour une période en 1939 pour avoir fait campagne en faveur du Front populaire. En tant que chancelier de l’Échiquier de 1947 à 1950, il a introduit un programme économique d’austérité. Tribune était le journal de la gauche réformiste dans le parti, et Cripps avait aidé à le mettre sur pied en 1937.

[6] L’alliance du Parti communiste français (PCF) de la SFIO socialiste, du Parti radical-socialiste avait remporté les élections législatives de mai 1936, menant à la formation d’un gouvernement mené par le dirigeant de la SFIO, Léon Blum. Le gouvernement Blum a tenu de juin 1936 à juin 1937, mais s’est effondré ensuite dû à la pression de la droite bourgeoise au sein du front.